Crucify My Love



Disclaimer : Les personnages de The Sentinel ne sont hélas pas à moi. Les noms des groupes de Visual Rock sont authentiques. Voir mes déclarations pour plus d’infos. J’ai juste écrit cette fic pour m’amuser, je n’attends pas d’argent en échange, juste vos commentaires, doléances, menaces (euh… pas taper tête)



Style : Cross-over slash entre The Sentinel et le Visual Rock… et aussi un de mes futurs romans (si, si, j’ai osé le faire !!) Je sais, ça ne vous avance pas trop ;-)), mais je vous garantis un mélange détonnant, le genre de truc que Jim ne voudrait pas trouver dans son frigo ;-)).



Résumé : Jim et Blair enquêtent sur un double meurtre dans le cadre d’un festival nippon organisé à Cascade. Mais cette histoire va finir par tourner au surnaturel.



Auteur : Yphirendi (yphirendi@infonie.fr, je sais, ça fait beaucoup de i)



Note de l'auteur : Je tiens à remercier Hitomi et Makoto pour leur aide en tant que consultantes. Toutes les informations relatives au Visual Rock et à la culture nippone viennent d’elles. En plus, c’est au cours d’une de nos rencontres que l’idée m’est venue d’écrire cette histoire. Je vous jure, on n’avait pas fumé la moquette ;-)).



Chapitre 1





Je n'arrive pas à croire qu'il a fait ça, soupira Jim Ellison.



Il est où, maintenant ? demanda son supérieur, le capitaine Banks en reposant la tasse de café qu'il venait de terminer.



Il est retourné voir la fille… Miyu. Elle doit nous fournir les listes des festivaliers pour notre enquête.



Tu ne t'attendais vraiment pas à ça, pas vrai ?



Comment dire ça autrement…? Je suis sidéré, Simon.



Le détective se laissa tomber sur le canapé et considéra un moment le loft. Tout paraissait normal… A quoi s'était-il attendu ? A ce que les murs changent de couleur ?



Je dois t'avouer que ce n'est pas une totale surprise pour moi, fit Banks. Je veux dire… Quand on regarde ces derniers exploits…, on se doute qu'il n'a pas fait ça sans…



Arrières pensées ?



Les arrières pensées, ce n'est pas le truc de Sandburg, grimaça Simon. C'est juste qu'il a semé pas mal d'indices.



Oui, évidemment, soupira Ellison qui replongea dans ses souvenirs.



Trois jours plus tôt.



Ellison, Sandburg, dans mon bureau ! appela le capitaine. Ses deux meilleurs éléments se levèrent immédiatement.



M'est d'avis que ça va être notre première enquête en tant que coéquipiers officiels, commenta Blair en suivant son ami.



Depuis le temps que tu attendais ça, rétorqua Jim avec un sourire. Avoue que tu commençais à en avoir marre de la paperasserie…



Et toi des ronflements de Joël pendant les planques.



Chut, pas si fort. Il a sa fierté.



Moi aussi et je commençais à désespérer que Simon me mette vraiment sur une affaire avec toi.



Les deux hommes entrèrent dans le bureau du capitaine, lequel leur tendit aussitôt deux dossiers.



Deux jeunes Asiatiques d'origine japonaise ont été retrouvés morts hier soir. On leur a tranché la gorge.



Blair ne put réprimer une grimace.



L'affaire est assez délicate, poursuivit Banks. Cascade va accueillir un festival nippon d'ici quelques jours. Pas mal de Japonais sont arrivés en ville depuis une semaine et il se pourrait que les deux soient liés. Or, le maire ne veut surtout pas de vague.



C'est pour ça que tu nous confies l'affaire ? demanda Jim.



En fait, c'est surtout à Sandburg que je veux la confier.



Le jeune homme n'en revint pas et fixa son capitaine pendant un long moment.



Bien entendu, ce n'est pas officiel, poursuivit ce dernier. L'enquête sera menée par Jim, mais nous allons avoir besoin de vos qualités. Si je me souviens bien, lors d'une de nos parties de poker, vous nous aviez raconté que vous étiez allé au Japon.



Oui, j'y avais rejoint une amie que j'avais rencontrée lors d'un échange avec Rainier. Elle m'a un peu initié à quelques subtilités de la culture japonaise, si c'est ça que vous entendez par mes qualités.



Précisément. Nous allons vraiment devoir marcher sur des œufs avec cette histoire. Une mauvaise presse autour du festival pourrait le compromettre définitivement et Cascade a besoin de ce genre de manifestation pour améliorer son image… Ce sont les mots du maire, ajouta Simon devant la mine interloquée de ses détectives. Vous avez rendez-vous tous les deux avec Miyu Izumi.



C'est pas vrai, s'exclama aussitôt Sandburg. Ellison et le capitaine le regardèrent avec étonnement.



C'est vraiment une sacrée coïncidence, fit le jeune homme avec un large sourire. Miyu est justement l'amie japonaise dont je vous parlais. C'est une anthropologue comme…



Comme toi, compléta Ellison avec une drôle d'expression.



Elle s'intéresse particulièrement au Visual Kei, reprit Blair comme s'il n'avait pas entendu son coéquipier. Enfin…, ajouta-t-il devant l’air ahuri de son auditoire, on dit aussi Visual Rock.



Qu'est-ce que c'est que ça ? Du rock pour les malentendants ? demanda Simon.



Non, c'est… Nous n'avons pas vraiment d'équivalent dans notre monde occidental…



Ecoutez-le parler, commenta Jim en levant les yeux au ciel.



Les groupes de Visual Rock ont adopté une mode vestimentaire assez particulière. Pour tout dire, beaucoup ont un look très androgyne et cultivent volontiers l'ambiguïté. C'est justement ce qui intéresse Miyu. On est vraiment très loin de l'archétype nippon qu'on peut imaginer et elle pense que c'est une façon pour les jeunes générations d’interpréter la tradition, enfin, ce genre de choses, ajouta Blair qui sentait bien qu'il perdait son assistance.



Bon, OK, voilà qui confirme mon choix. Allez-y, maintenant, je ne vous retiens pas. Oh, Sandburg, héla Banks. J'espère que vous êtes content d'avoir enfin une mission sur le terrain.



Oui… oui, capitaine, balbutia le jeune homme.



Ça fera du bien de ne plus vous entendre pester dans les couloirs, fit encore Simon avec un drôle de regard. Comme ils sortaient tous les deux, Blair confia à son coéquipier :



Il m'arrive par moments de penser que Simon est une Sentinelle.



Pas du tout, grand chef, c'est un capitaine. Et crois-moi, c'est suffisant, rétorqua Ellison que son partenaire considéra un moment sans comprendre. Allez, dépêche-toi, je pensais que tu aurais déjà descendu les marches quatre à quatre jusqu'au parking sans même attendre l'ascenseur tellement tu dois être impatient de commencer cette enquête.



Dis, Jim, pour tout à l'heure…



Quoi ? Quand ?



Quand j'ai dit que Miyu était une anthropologue. Je n'en suis plus un, désormais. Je suis ton coéquipier.



Bien sûr, Sandburg.



Je préfère que ça soit clair entre nous. Je ne regrette pas de pouvoir continuer de travailler à tes côtés. C'est une chance inestimable pour moi. Je voulais que tu le saches et surtout que tu ne te considères pas responsable de mon nouveau plan de carrière, expliqua Blair, comme ils attendaient l'ascenseur.



Mais tu sais, tu as toujours été plus rapide que moi. Je mets du temps à m'habituer au changement. Alors permets-moi de t'appeler encore Darwin pendant quelque temps, OK ? Et puis, rien ne t'empêche d'être un flic anthropologue.



Il n'existe aucun diplôme pour ça.



Je peux t'arranger ça, si c'est juste le bout de papier qui t'intéresse. En ce qui me concerne, ça n'a jamais reflété la vraie valeur des gens, jugea Ellison comme les portes de l'ascenseur s'ouvraient devant lui.



Je n'arrive pas à y croire, souffla le jeune homme avec un petit rire gêné. Deviendrais-tu sentimental ?



Non, je prends juste conscience de ce que j'ai sous les yeux, affirma son partenaire. Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? réagit-il au regard que lui lança son Guide. Ce dernier ne lui répondit pas et garda même le silence dans la voiture, pendant le trajet.



J'aurais dû déjà me rendre compte que quelque chose clochait à ce moment-là, songea Ellison. Un Sandburg muet, c'est trop inhabituel. Mais pour un flic, il m'arrive de manquer parfois singulièrement de flair.



Ils arrivèrent au bureau de Miyu Izumi environ un quart d’heure plus tard. Durant le trajet, Blair avait essayé d’éclairer la lanterne de son coéquipier à propos de la culture nippone sidérant une fois de plus Ellison par ses connaissances. A se demander s’il connaîtrait un jour tout de Sandburg. Le bureau de Miyu Izumi, fait exprès, se trouvait à quelques rues de l’ambassade japonaise. La jeune femme revenait d’ailleurs d’une réunion avec le légat de son pays quand elle reçut les deux amis. Son visage aux pommettes hautes et aux larges yeux en amande d’une incroyable couleur grise (autant pour les clichés, avait pensé Jim qui croyait que tous les Japonais étaient bruns aux yeux noirs) s’était fendu d’un large sourire.



Blair, c’est vraiment toi ?



Konnichiwa, Miyu-san, la salua le jeune homme. Son ancienne camarade le serra dans ses bras.



Ravie de constater que tu n’as rien oublié de mes leçons.



Elles étaient vraiment inoubliables, fit Sandburg d’un ton charmeur. Son coéquipier leva les yeux au ciel. Quel incorrigible Roméo, avait-il songé.



Mais je manque à tous mes devoirs. Miyu, je te présente le Détective James Ellison, mon coéquipier.



La jeune femme serra amicalement la main que lui tendait Jim. Mais elle demanda à Blair :



Ton coéquipier ? Tu veux dire… que tu es entré dans la police ?



Effectivement.



Je suis assez surprise, réagit Miyu. La dernière fois que tu m’as écrit, tu m’expliquais effectivement que tu travaillais en tant qu’observateur au commissariat de Cascade, mais que c’était dans l’optique de ta thèse. Tu as tout laissé tomber pour devenir flic ?



L’expression de Sandburg s’assombrit. Son coéquipier se sentit désolé pour lui. Il n’avait pas fini d’affronter ce genre de réactions. Jim vint à la rescousse de son Guide :



Pour tout vous dire, Melle Izumi, c’est un excellent flic et…



Je te raconterai tout ça devant un bon repas, qu’en dis-tu ? l’interrompit le jeune homme.



Tu n’as pas changé d’un iota, répondit son ancienne camarade avec un sourire. Je suis libre demain pour le déjeuner.



Demain ? C’est parfait.



Jim se racla la gorge.



Euh… oui, balbutia Sandburg. Malheureusement, nous sommes là pour…



Le double meurtre qui a eu lieu hier soir, je suppose, compléta Miyu.



C’est exact, Melle Izumi, fit Ellison.



Je vous en prie, appelez-moi par mon prénom.



Elle les invita à s’asseoir, tandis qu’elle prenait place derrière un large bureau encombré de papiers et d'affiches.



Les amis de Blair sont mes amis, ajouta-t-elle à l’adresse du grand détective. Je me sens particulièrement concernée par cette affaire et je vous donnerai toute l’aide dont vous aurez besoin.



Ellison ne put masquer son étonnement.



Nous ne nous attendions pas à autant de coopération.



Je connaissais les deux jeunes qui ont été tués. C’est à cause d’eux et d’autres fans de Visual Kei de plus en plus nombreux que je me suis battue pour organiser ce festival. Shinji et Setsuna m’avaient contactée par e-mails à plusieurs reprises. Ils faisaient partie d’un copy band.



Devant l’expression incertaine de Jim, la jeune femme expliqua :



Ce sont des groupes qui… imitent des groupes de Visual Kei existants. C’est assez compliqué à faire comprendre dans un pays comme le vôtre avec toutes ses règles de copyright. Ces copy bands sont tout à fait admis chez nous et donnent des concerts. Et justement, ces deux jeunes gens avaient prévu de participer à notre festival. Ils étaient particulièrement talentueux et auraient pu tout à fait, à cette occasion, être repérés par un producteur. D’autant qu’on annonce la venue de Yoshiki.



L’ancien leader de X-Japan ? réagit immédiatement Blair. Wow !



Jim avait eu soudain l’impression de se retrouver sur une autre planète.



Cela n’a pas été encore confirmé, mais je l’ai eu plusieurs fois au téléphone et comme ce sera bientôt l’anniversaire de la mort de hide, un des membres de son groupe, il tient à venir à Cascade pour le festival. Mais le problème, c’est que Shinji et Setsuna faisait justement partie d’un copy band d’X-Japan. Shinji était le chanteur et Setsuna le pianiste.



Ce qui laisse trois membres, en ce cas, commenta Blair. Nous devrons les interroger… Evidemment, nous le ferons en toute discrétion, ajouta-t-il devant la mine circonspecte de son ancienne camarade.



Je te fais confiance. Je veux qu’on retrouve qui a fait ça, mais je ne veux pas non plus que tout notre travail soit gâché à cause de cette affaire. J’espère que tu me comprends.



Ne vous en faites pas, intervint Ellison, on nous a déjà dit de marcher sur des œufs.



Les répétitions ont-elles déjà commencé ? demanda son coéquipier.



Oui, quelques groupes doivent d’ailleurs faire la balance ce soir au Cascade Concert Hall, vous pourrez rencontrer les groupes à cette occasion, à moins que vous ne soyez prêts à faire six hôtels de la ville pour interroger tout le monde.



Nous ferons ce qui est nécessaire, dit Jim et la jeune femme le considéra d’un air gêné.



Gomen nasai, je ne voulais pas me montrer grossière, s’excusa-t-elle, mais voyant déjà l’ampleur de l’organisation de ce festival, je pense que votre enquête sera comme de retrouver une aiguille dans une meule de foin, comme on dit chez vous.



Jim est justement un spécialiste du genre, fit Sandburg avec un clin d’œil pour son coéquipier. Nous aurons besoin de pouvoir circuler librement sur le site du festival et donne-nous tout de même les adresses des hôtels.



Très bien, je m’occupe tout de suite de vous procurer des badges et j’avertirai notre service de sécurité. Quant aux adresses, les voici.



Elle tendit à Blair une feuille manuscrite. Ellison demanda à la voir et put constater qu’effectivement, les groupes avaient été hébergés quasiment aux quatre coins de la ville. Voilà qui était plutôt étonnant et il demanda des explications à Miyu.



J’aurais eu moins de mal à trouver des hôtels dans les environs du site si le festival avait eu pour thème la musique classique ou que sais-je, lui expliqua-t-elle avec un pâle sourire. L’ambiance dans le Visual Kei est assez… particulière. Si nous avions concentré les lieux d’hébergement, nous aurions pu craindre les réactions du voisinage, y compris au sein de la communauté nippone de Cascade. Si vous n’avez pas encore assister à un concert, Détective Ellison, vous comprendrez en vous y rendant. On parle de " choc des générations " et c’est on ne peut plus vrai entre le traditionalisme de nos pères et les changements que vit en ce moment la jeunesse japonaise.



Le choc fut pour moi, se remémora Jim. Je ne m’attendais vraiment pas à plonger dans un univers aussi… bigarré. Pour le coup, oui, je me suis vraiment retrouvé sur une autre planète.



Ils étaient allés chez le coroner avant de se rendre au Concert Hall. Toutes les observations préliminaires avaient été confirmées. Et l’assassin s’était particulièrement acharné sur les victimes, comme s’il avait voulu leur faire payer quelque chose. Après leur avoir tranché la gorge, on leur avait lacéré les vêtements et plusieurs coups de couteaux avaient tranché l’abdomen et les épaules.



En sortant de la morgue, Blair avait voulu se changer et ils étaient passés au loft. Ellison en avait profité pour cuisiner son coéquipier



Alors, entre Miyu et toi, que s’est-il passé exactement ?



Sandburg était dans sa chambre et finissait d’enfiler une chemise noire.



Disons que ce fut un échange culturel des plus captivants.



Je ne vais pas te laisser t’en tirer comme ça.



Que signifie cet interrogatoire à propos de Miyu ? s’insurgea le jeune homme.



Elle est impliquée dans cette histoire et comme tu la connais, j’ai besoin de savoir à quoi m’attendre.



Tu as peur que je perde mon objectivité en cours de route ? Tu n’as rien à craindre de ce côté-là. Miyu est une bonne amie, c’est tout. On est restés en contact après son retour au Japon, ce que je trouve plutôt génial, mais le phénix ne renaîtra certainement pas de ses cendres, fit le jeune homme avec un drôle de sourire



Tu crois me rassurer en te lançant dans des figures poétiques ?



Non, c’étaient les paroles d’une chanson que Miyu aimait bien écouter à l’époque.



Le gamin haussa les épaules.



Pourquoi lui as-tu proposé ce déjeuner, alors ?



Pour t’empêcher de jouer au protecteur. Tu as encore réagi au quart de tour quand elle m’a questionné sur l’abandon de mes études.



Blair adressa un regard en coin à son partenaire.



Désolé, ça a été plus fort que moi, s’excusa ce dernier.



Je suis parfaitement en mesure de me défendre, Jim, et de défendre mes choix. Tu n’as pas à… à t’excuser pour moi.



La voix de Sandburg vibrait à présent de colère. Ellison battit en retraite :



Tu as raison, grand chef. Mais je me sens tout de même responsable.



Son partenaire prit la veste noire qu’il avait posée sur le lit et passa devant lui pour rejoindre la porte d’entrée du loft.



Le seul responsable, c’est moi. J’ai fait ce choix et je l’assume. Maintenant, allons-y. Tu veux vraiment y aller dans cette tenue ? demanda Blair en considérant son coéquipier d’un air circonspect.



Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a, ma tenue ?



Il portait un gros pull gris et un jean bleu et enfilait sa veste en cuir.



Je préfère te laisser la surprise, répondit le jeune homme d’un air énigmatique.



Blair prit son coéquipier par le bras et le força à libérer le passage à un groupe de jeunes gens habillés en femmes qui lui lancèrent un regard peu amène. Leurs allures androgynes étaient sidérantes. Ellison ne devait qu’à ses sens d’avoir su tout de suite à qui il avait affaire. Mais avec leurs visages maquillés, leur longs cheveux colorés (inconcevable un bleu pareil !), sans parler de leurs vêtements et des talons hauts sur lesquels ils se juchaient, ils auraient pu passer pour des femmes.



Jim, s’il te plaît, arrête d’avoir l’air si ahuri, supplia Sandburg. Au Japon, les hommes peuvent très bien s’habiller en femmes, à commencer par les acteurs de théâtre. Et puis mince, tu as déjà vu David Bowie à la TV !



Le gamin semblait mi-en colère, mi-amusé. Maintenant qu’il avait toute l’attention de son partenaire, celui-ci voyait bien ses efforts pour ne pas rire.



Si tu voyais ta tête, finit-il par exploser. Je t’avais pourtant prévenu, ajouta-t-il entre deux hoquets.



Je suis désolé, réagit enfin Ellison, mais David Bowie n’a jamais ressemblé à ces… ces…



Blair préféra le couper avant qu’il ne dise une bêtise :



Tu as devant toi des maîtres du déguisement qui vont en outre beaucoup plus loin qu’en Occident. Allez, s’il te plaît, essaie de te reprendre, car même avec nos badges, on risque de se faire jeter.



Sandburg secoua la tête, toujours hilare :



J’aurais dû emmener un appareil photo, murmura-t-il en faisant un nouvel effort pour ne pas éclater de rire. Vexé, son coéquipier prit sur lui pour revêtir son masque de flic. Sandburg, quant à lui…, resta naturel. Ils rejoignirent la salle de concerts et se frayèrent un passage jusqu’au premier rang où ils espéraient retrouver le coordinateur. C’était ce dernier qui avait averti la police. Mais comme ils arrivaient à sa hauteur, le noir se fit dans la salle et un groupe entra sur scène. Le jeune homme poussa Ellison dans une allée et le fit s’asseoir.



Attendons qu’ils aient fini. Et j’ai bien envie de les entendre aussi.



Blair, on n’est pas là pour s’amuser.



Ce n’est pas un jeu. Il faut comprendre le contexte. Ecoute.



Il avait parlé sur le ton du Guide et Jim se trouva bien forcé de lui obéir comme une sorte de petit lutin blond bondissait sur son micro. La chanson commença avec des notes fluettes, comme sorties d’une boîte à musique. Puis Ellison sursauta quand les instruments entrèrent en jeu. Les membres du groupe furent éclairés un par un, comme ils se trémoussaient sur la scène. Et la voix étonnante du chanteur fit frissonner la Sentinelle. A ses côtés, Sandburg commença tout de suite à se trémousser sur son siège. Amusé, Jim lui lança un regard en coin. Le gamin ne changerait jamais. En fait, Ellison avait craint que le fait d’entrer dans la police ne lui enlève son incroyable entrain, mais il n’en était rien, à son grand soulagement. La Sentinelle commença alors à essayer d’écouter la musique à travers son Guide. Et à force de se concentrer, Jim eut la surprise de voir littéralement la musique faire vibrer le jeune homme dont le rythme cardiaque s’était accéléré. Ses muscles aussi s’étaient contractés, ses pupilles s’étaient légèrement dilatées et il y avait surtout ce sourire qui flottait sur ses lèvres. Et Ellison finit par se surprendre à battre la mesure. Il ne comprenait absolument pas les paroles (sans doute en japonais), mais il aimait cette musique… parce que Blair l’aimait. Est-ce que Burton avait envisagé ça dans son livre ? La Sentinelle songea qu’il devait y avoir belle lurette qu’avec son Guide, ils avaient dépassé les connaissances de l’explorateur.



A force de se trémousser, Sandburg finit par se faire remarquer du chanteur sur la scène, lequel lui adressa un sourire. Et la chanson s’arrêta finalement. La lumière revint. Jim rencontra le regard brillant de son coéquipier.



Ils sont très bons. On croirait les vrais. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda-t-il devant l’air étrange de son partenaire.



Si tu n’existais pas, je me demande s’il faudrait t’inventer, répondit Ellison en se levant. Dépêchons-nous avant qu’un autre groupe n’entre en scène. Au fait, c’étaient qui, ceux-là ?



Un copy band de Dir en grey.



On dirait que tu as tapé dans l’œil du chanteur, commenta Jim en montrant justement le petit lutin blond qui se dirigeait vers eux.



Salut, leur lança le farfadet, avant d’enlever sa perruque blonde. C’était une fille ! Avec une voix aussi grave ? Incroyable. Plus moyen de savoir qui était qui, là-dedans, si les hommes se déguisaient en femmes et les filles en garçons.



Vous êtes les deux policiers ?



En effet, répondit Blair. On est déjà repérés ? ajouta-t-il avec un sourire.



Lui, surtout, fit la fille en désignant Ellison qui broncha. Et comme vous êtes ensemble, j’en ai déduit que vous étiez flics tous les deux. J’espère que vous trouverez le malade qui a tué Shinji et Setsuna.



Justement, l’interrompit Jim qui venait de voir le coordinateur se lever. Il faut qu’on y aille. Grand chef, tu viens ?



Le détective n’attendit pas la réponse de son collègue et se dirigea vers le premier rang.



C’est marrant comment il vous appelle, entendit-il le commentaire du petit lutin. Je m’appelle Yuki.



Sandburg se présenta à son tour. Jim secoua la tête. Il allait devoir faire tout le boulot tout seul. Le gamin était reparti à jouer les charmeurs. Ellison aborda le coordinateur en lui présentant sa plaque.



Toshiro Yamada ? Je suis…



James Ellison, je présume, le coupa ce dernier en le considérant de la tête aux pieds. Jim se força à ne pas réagir devant son attitude ouvertement hostile. Il n’avait déjà eu que trop affaire à ce genre de blanc-bec.



Comme c’est vous qui avez trouvé les corps, je dois vous poser quelques questions.



J’ai déjà répondu à celles de vos collègues. Et je n’ai pas envie de perdre davantage mon temps. J’ai vingt-et-un groupes à gérer et seuls six ont pu répéter pour le moment.



Faut-il que je vous fasse convoquer au commissariat ? réagit Jim dont les mâchoires se contractèrent. Le coordinateur pâlit, puis secoua lentement la tête. Blair choisit ce moment-là pour les rejoindre. Il dut aussitôt percevoir le malaise, car il prit le parti d’arranger les choses, en commençant par saluer Yamada en japonais. L’étonnement de celui-ci fut indéniable et il se montra plus coopératif, tout en ne cachant pas son impatience. Il confirma l’heure à laquelle il avait retrouvé les corps. Shinji et Setsuna ne s’étaient pas présentés pour leur répétition, le coordinateur était bien décidé à leur passer un savon. Il s’était donc rendu dans leur chambre et avait découvert les deux corps étendus au pied de leurs lits. Il avait d’abord appelé le service de sécurité, puis la police.



Je ne sais rien de plus, conclut-il avec un geste de la main qui semblait signifier : " Laissez-moi tranquille maintenant. " Mais Jim n’en avait pas fini avec lui.



N’importe qui aurait pu accéder à leur chambre ?



Oui, évidemment. Ce ne sont pas de vraies stars, rétorqua Yamada. Juste des gamins plus ou moins doués. La sécurité était surtout là pour empêcher que des fans ne viennent les embêter. Notre plus gros souci est le matériel, que nous entreposons ici. Il est extrêmement bien gardé, mais jamais nous n’aurions pensé qu’on puisse s’en prendre à des membres d’un copy band. C’est tellement absurde !



On l’appela à ce moment-là et il fut trop heureux de prendre congé. Yuki vint les rejoindre et y alla de son commentaire.



Yamada est un rustre. Il considère qu’on ne mérite pas ses services. Avant, il travaillait avec de " vrais " groupes et il pense que les copy bands sont un pis-aller.



Cela ne fait pas de lui un meurtrier, fit Sandburg.



Il est responsable. Il aurait pu nous mettre un meilleur service de sécurité. Il y a tout de même des cinglés qui gravitent autour des groupes. Je ne dis pas que tous ont une case en moins, mais certains fans… ont perdu complètement le sens des réalités. Il ne vous a pas parlé de l’incident à l’aéroport ?



Elle eut aussitôt toute l’attention des deux détectives.



Une nana est sortie de la foule et a attrapé Shinji par le bras en l’appelant Toshi.



C’était le chanteur d’X-Japan, indiqua Blair à son coéquipier.



Ensuite, poursuivit Yuki, elle s’est jetée sur lui et a voulu l’embrasser. Quand il l’a repoussée, elle s’est mise à hurler et a essayé de lui griffer le visage. Une vraie folle.



Vous avez l’air vraiment très au courant, nota Ellison



Shinji m’en a parlé. Nous étions très amis, confia la jeune fille. Il m’a aidée à trouver un copy band quand Naoshi, le guitariste, a refusé que je rejoigne leur groupe. C’est pour ça que je voudrais vous aider.



Je vous remercie, mademoiselle… Yuki, rectifia Ellison devant son froncement de sourcils, mais ceci est une enquête criminelle et pas un jeu.



Je ne suis pas aussi gamine que j’en ai l’air, répliqua-t-elle d’un ton pincé.



Ecoutez, ce que mon coéquipier tente maladroitement de dire, c’est que ça peut être dangereux. Si l’assassin apprend que vous voulez nous aider, il pourrait s’en prendre à vous, expliqua Sandburg en entraînant la jeune fille à part. Jim croisa ses bras sur sa poitrine. C’était toujours la même chose, avec ces gosses : soit ils envoyaient les flics sur les roses, soit ils voulaient jouer les héros. A se demander s’il existait un juste milieu. Blair revint vers lui après que Yuki l’ai quitté.



Tu n’es pas drôle, big guy. Elle voulait juste aider.



Je préfère froisser son amour propre que de la retrouver égorgée elle aussi, grommela Jim, qui n’aimait pas du tout les réprobations de son Guide.



Tu sais, on va avoir du mal à se faire accepter dans cette microsociété. Alors, si on peut avoir un passeur pour nous y faire entrer.



Il y a déjà ta copine Miyu, lui fit remarquer son partenaire avec une mauvaise humeur manifeste.



Dis-moi, man, tu ne serais pas en train de me faire une crise de jalousie ?



Ellison sursauta.



Eh ! ça va pas !



C’est que ça m’en a tout l’air, dit Sandburg avec un drôle de sourire.



Nous avions déjà eu ce genre de discussion, de simples chamailleries, qui avaient fait notre quotidien ces dernières années. J’aurais pourtant dû comprendre que c’était différent cette fois-ci.























































Chapitre 2





Le lendemain, ils étaient allés inspecter les lieux du crime. Pendant que Blair examinait le contenu des valises des deux victimes, Jim passait chaque pièce en revue. Evidemment, l’équipe médico-légale avait fait son boulot, mais il arrivait parfois à dénicher un indice qu’ils avaient pu négliger. Il ouvrit les tiroirs des tables de nuit, sans résultat concluant, puis se rendit dans la salle de bains. Il revint quelques minutes plus tard bredouille.



Incroyable, on dirait que cette chambre a été nettoyée au peigne fin. Pas même un grain de poussière sur la tablette. Je sais que les gars font du bon boulot, mais ils ne se transforment pas en fées du logis. Quelque chose de ton côté ?



Comme Sandburg ne lui répondait pas, il s’approcha pour voir qu’il examinait une photo : Shinji et Setsuna, bras dessus, bras dessous, adressaient un sourire rayonnant à l'objectif.



Eh ! ça va, grand chef ? demanda Jim en voyant l’expression bizarre de son partenaire. Ce dernier secoua la tête, comme s’il sortait d’un long rêve :



Quoi ? Euh… Oui, oui, je vais bien. Je me disais juste qu’ils avaient l’air vraiment très proches tous les deux. Sinon, je n’ai rien trouvé d’intéressant. Du linge de corps, des… préservatifs. Les costumes sont dans leurs loges au Concert Hall. Mais tu as raison, c’est vraiment trop nickel. Il ne faudra pas sous-estimer le meurtrier.



Je ne sous-estime jamais un égorgeur, releva Ellison. On devrait retourner au central et faire des recherches pour savoir si des crimes semblables ont déjà été commis, avec le même genre de blessure et de modus operandi. Un égorgeur et un nettoyeur, ça ne doit pas courir les rues.



Mais qu’est-ce qui te dit qu’il a déjà commis ce genre d’assassinat ?



Je ne sais pas, une intuition. Le problème, c’est que s’il n’a pas agi sur le territoire américain, on va ramer pour collecter des infos.



Je peux faire des recherches sur le Net.



Et profite de ton déjeuner pour demander à ta copine Miyu si elle ne se souviendrait pas d’une affaire comme celle-ci qui aurait eu lieu au Japon, voire dans le monde du… Visual Rock, c’est ça ?



Tu vois que tu t’y mets, sourit Blair. OK, mais tu parles d’un sujet de conversation pendant un repas.



Ça t’évitera de faire des folies.



Très drôle, grommela le jeune homme avant de regarder à nouveau la photo. Il la reposa comme si son contact le brûlait soudain, et il referma brutalement la valise. Quand son regard croisa celui de sa Sentinelle, il était brillant de colère :



Combien de fois devrais-je te dire que Miyu n’est qu’une amie ? En plus, elle est plus ou moins fiancé avec un chanteur, membre d’un des groupes qu’elle a particulièrement étudiés. Elle… Je ne m’intéresse vraiment pas à elle comme tu sembles le sous-entendre, James !



Il aurait dû s’en douter. Quand son Guide l’appelait ‘James’, ce n’était pas du tout bon signe. De fait, depuis le début de l’enquête, le gamin prenait la mouche très facilement. Ellison l’avait toujours taquiné à propos de ses conquêtes, et il n’avait jamais réagi comme cela auparavant. Il se piquait au jeu, lui renvoyait la balle, ça pouvait durer un bon moment et ça se terminait souvent devant un bon Wonderburger.



Blair refusa qu’il l’accompagne chez Miyu et prit carrément un taxi. Peu fier de lui, Ellison retourna au central et commença ses recherches.



Au bout d’une heure, il déclara forfait. L’ordinateur et lui, ça allait bien deux minutes, mais aujourd’hui, cette satanée machine paraissait encore moins coopérative que d’habitude. En entrant dans les paramètres des éléments du modus operandi du tueur, il obtenait une liste longue comme le bras… ou rien du tout. Quelle fichue machine capricieuse ! De dépit, il frappa son clavier, ce qui fit immédiatement rappliquer le capitaine Banks.



Un problème, détective ?



Non, Simon. Juste de la frustration passagère. Je veux bien marcher sur des œufs, mais à force de ne rien vouloir casser, je n’avance plus du tout. Ce n’est pas ma méthode de travail et tu le sais très bien, ajouta-t-il plus bas. Il faudrait que je puisse contacter l’ambassade du Japon. J’ai besoin de renseignements sur tous les participants au festival et ça tient du travail de titan.



Où est ton coéquipier ? demanda son supérieur en s’asseyant au bord du bureau.



Il déjeune avec la responsable du festival.



Il n’a pas perdu de temps, constata Banks.



Heureusement qu’il ne t’entend pas. Il m’a passé un savon, tout à l’heure, à cause des mes sous-entendus et jure que la miss Izumi et lui ne sont qu’amis. Il est un peu bizarre, en ce moment, presque à cran. Je me demande… enfin… s’il n’aurait pas des regrets.



D’être devenu flic ? J’en ai tous les matins quand je me lève, releva Simon. En tous cas, le gamin ne m’a pas donné cette impression. Il avait même l’air enthousiaste à l’idée de travailler avec toi sur cette enquête. Mais dis-moi, est-ce que ça ne viendrait pas de toi ? Tu as peut-être du mal à te faire au changement.



Jim détestait quand son capitaine se transformait en psy. Il haussa les épaules.



C’est plus facile pour moi de le contrôler, maintenant qu’il est vraiment de la maison. Enfin… non, pas tout à fait, admit-il aussitôt sa mauvaise foi. C’est juste que… je dois m’habituer à l’avoir toujours avec moi sur le terrain. Avant, il y avait tout ce temps qu’il passait à l’université, pendant lequel il ne courait aucun danger. Maintenant, dès qu’on est sur le terrain, je suis encore plus vigilant que d’habitude. Ma hantise, c’est qu’il doive sortir son arme et tuer quelqu’un pour me protéger.



C’est vrai que je le traite souvent de gamin, fit Simon, mais je le crois parfaitement capable de se débrouiller et de surveiller tes arrières.



Ce n’est pas ce que je voulais dire, protesta Ellison.



Je sais ce que tu veux dire, mais tu ne pourras jamais être derrière lui à chaque seconde. Je me doute que ça ne doit pas être évident, surtout après ce qui lui est déjà arrivé, mais tu dois te faire une raison. Ou alors, il n’aurait jamais fallu que tu acceptes qu’il devienne ton Guide.



Jim regarda son supérieur d’un air interloqué. A ses yeux, sa rencontre avec Blair était une des meilleures choses qui lui soient arrivées. Sans lui, il serait probablement devenu fou. Il avait besoin d’un Guide. Il avait besoin de Blair. Il préféra ne pas répondre et se leva pour prendre son manteau.



Je n’arriverai à rien de plus ici. Je vais au Concert Hall. Si tu vois Blair, dis-lui de me rejoindre là-bas. Je vais inspecter la loge des victimes.



Jim essaya de se glisser le plus discrètement possible parmi les groupes, mais il sentait les regards peser sur lui. Pour le coup, c’était lui qui faisait figure d’extraterrestre au milieu de cette étrange faune. Il crut rêver en croisant une sorte d’énorme peluche qui ressemblait à un chat hilare. Il dut demander son chemin à deux reprises (une première fois à une demoiselle en dentelles qui lui répondit d’une voix grave qui le pétrifia pendant une seconde, puis à un peinturluré en robe rouge qui arborait de drôles de tatouages), avant de trouver la loge du copy band de X-Japan. Il frappa et entra pour découvrir qu’il y avait quelqu’un.



Au départ, il crut qu’il s’agissait tout bêtement d’un des membres du groupe (enfin, non, au départ, il crut que c’était une fille tant ses cheveux étaient longs, mais il commençait à s’y faire). Il était vêtu d’une chemise à jabots, d’un costume de velours noir et de bottes en cuir qui, détail que la Sentinelle en lui nota immédiatement, étaient maculées de boue. Puis le détective se laissa surprendre par un regard gris interrogateur sous une mèche de cheveux blonds cendrés.



Je suis le détective James Ellison, se présenta Jim qui attendit un moment, mais l’autre ne dit rien. Réprimant un mouvement d’impatience et se souvenant des conseils de Sandburg, Jim se força à se montrer patient.



Puis-je savoir ce que vous faites ici ?



L’inconnu lui montra un tube de rouge à lèvres.



Je suis venu chercher ceci.



Sa voix était basse et profonde – on aurait même pu dire sensuelle – et fit frémir Ellison sans qu’il sache pourquoi.



Je crains que vous ne puissiez rien emporter de ce qui se trouve dans cette loge.



Un rouge à lèvres constituerait-il une pièce à conviction ? demanda son étrange interlocuteur. Vous ne cherchez pas au bon endroit, détective, ajouta-t-il avec un drôle de sourire. Tout d’abord, le reste du groupe y a déjà mis une belle pagaille et ensuite… les évidences vont être vos pires ennemies.



Assez curieux comme remarque, de la part d’un homme dont je ne connais même pas le nom.



Cela ne sembla pas perturber l’inconnu outre mesure. Ce dernier reposa toutefois le rouge à lèvres. Puis il se dirigea vers Jim qui, se tenant juste devant la porte, l’empêchait de sortir. Sans doute à cause de ses talons, l’homme était plus grand que lui, mais il ne jouait pas de cet avantage. Il attendit juste que le détective daigne finalement s’écarter.



Comme il passait près de lui, la Sentinelle nota plusieurs faits troublants : tout d'abord, à part un vague parfum de jasmin, il ne perçut aucune autre odeur corporelle. Ensuite, Jim sentit des picotements lui parcourir la peau, suivie d'une sensation de froid intense et il recula instinctivement. Et enfin, comme l'étrange visiteur avait déjà franchi la porte, Ellison réalisa qu'il n'entendait pas les battements de son cœur. Le détective se retourna d'un bloc et se lança à sa poursuite. Le couloir était cependant désert. Il crut entendre des bruits de pas et se précipita vers une sorte de tenture qu'il franchit presque en courant, avant de se retrouve devant une porte de service qui se refermait doucement. Il l'ouvrit à la volée et s'avança dans un couloir faiblement éclairé. Tous les sens en alerte, il dégaina son pistolet et poursuivit dans la pénombre. Une nouvelle fois, il capta des claquements de talon.



Hé ! là-bas ! cria-t-il, mais pour toute réponse, il n'entendit qu'un son précipité, puis plus rien. Il se mit alors à courir et au moment d'aborder un carrefour, il fut aveuglé par une lumière bleuâtre.



Ensuite, il ne se souvenait de rien, sinon d'une effrayante sensation de froid, comme si on lui avait retiré tous ses sens et qu'il flottait dans des ténèbres glacées. Combien de temps était-il resté ainsi ? Impossible de le savoir. Un membre de l'équipe de maintenance l'avait découvert, avant d'alerter la police et les secours et c'était Blair qui l'avait ramené dans le monde des vivants.



Adossé contre un mur, Jim tremblait de tout son corps, pendant que son Guide lui parlait d'une voix douce et patiente, en l'examinant sous toutes les coutures, s'assurant que ses sens lui étaient revenus. Son toucher était particulièrement réceptif et il tressaillait dès que les mains de Blair se posaient sur lui. Un ambulancier l'avait ausculté sans rien lui trouver de particulier, à part une tension un peu faible. Evidemment, Ellison n'avait rien pu dire sur ses sens détraqués, mais il comptait bien sur son Guide pour y porter remède. Le jeune homme savait toujours comment faire, ce qui n'avait de cesse d'étonner son coéquipier. C'était pourtant aussi inédit pour lui que pour Jim, mais il puisait dans ses connaissances hétéroclites et son incroyable affectivité pour aider sa Sentinelle. Il trouvait les mots justes, les gestes rassurants. Incacha avait bien fait de lui transmettre ses pouvoirs de shaman.



Respire profondément, Jim, lui conseilla-t-il. Tu veux une couverture ?



Le détective secoua la tête. Le froid qu'il ressentait venait de l'intérieur et toutes les couvertures du monde ne suffirait pas à le réchauffer.



Je n'avais jamais zoné comme ça, confia-t-il à son ami. C'est terrifiant.



Raconte-moi ce qui s'est passé.



Je poursuivais quelqu'un, un drôle de type que j'ai surpris dans la loge du groupe de Shinji et Setsuna. Vraiment bizarre. Il est passé près de moi et je n'ai rien senti… Je veux dire, il ne sentait rien, je n'entendais pas les battements de son cœur… C'est une histoire de dingue !



La Sentinelle secoua la tête et recommença à trembler. Malgré son refus, Blair lui couvrit les épaules avec une couverture que lui apportait Miyu.



Est-ce que ça va aller ? demanda cette dernière.



Il est en état de choc, répondit le jeune homme. Mais ne t'en fais pas, il est solide et se remettra très vite.



Eh ! protesta Ellison. Ne parle pas comme si je n'étais pas là. Je déteste ça.



Désolé, buddy.



Son coéquipier lui tendit la main pour l'aider à se mettre debout. Mais une fois sur ses pieds, Jim chancela et Blair lui apporta aussitôt son soutien. Le grand détective essaya de ne pas trop s'appuyer sur l'épaule de son ami, surtout par fierté. Il se sentait complètement vidé. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait l'expérience de quelque chose de… de surnaturel, mais jamais il n'en avait été aussi affecté, pas même quand Alex Barnes l'avait plongé dans un des bassins du temple des Sentinelles.



Si je revois ce type, grommela-t-il, je lui passe les menottes avant qu'il ait pu dire ouf et je le cuisine jusqu'à ce qu'il me dise ce qui m'est arrivé. Gueule d'ange ou pas.



Miyu fronça les sourcils.



Que voulez-vous dire par là ?



Jim lui décrivit brièvement le suspect.



Encore lui, commenta-t-elle d'un air sombre.



Vous le connaissez ? réagit Ellison.



Oui et non. Disons que sa présence nous a déjà été signalée. C'est Yamada qui m'en a parlé le premier, ensuite deux autres membres d'un copy band. Ils l'auraient vu à l'hôtel la veille du meurtre de Shinji et Setsuna.



Pourquoi ne pas nous en avoir parlé plus tôt ? la prit à parti le grand détective.



Parce que j'ignorais que les deux affaires étaient liées, se défendit la jeune femme.



Du calme, big guy, intervint Blair. On ferait mieux de trouver un endroit plus tranquille pour discuter. Et Miyu a raison. D'après ta description, il pourrait tout à fait s'agir d'un fan ou d'un Visual Rocker.



Vous devriez vérifier dans vos fichiers, conseilla Jim, peu désireux d'en rester là. Et je veux aussi avoir la liste de tous les participants du festival, copy band, personnel technique, la totale.



La jeune Nippone écarquilla les yeux.



Mais c'est énorme ce que vous me demandez là.



Je les veux pour demain matin. Ou alors, je vous boucle pour obstruction à la justice et je réquisitionne votre matériel informatique et vos banques de données. On peut faire ça en douceur ou non.



Pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi ? protesta Miyu.



Parce que je n'ai pas confiance en vous, lui répondit Ellison sans ambages. Et le fait que vous soyez l'amie de Blair ne vous fera pas bénéficier davantage d'un traitement de faveur.



Tu y es allé un peu fort, fit le jeune homme, comme ils se dirigeaient vers la camionnette.



Tu vas me sortir que les Japonais sont des gens très susceptibles et je vais te rétpondre que moi aussi. Depuis le début de cette enquête, on s'est laissé dicter notre conduite, parce qu'il fallait y aller avec des baguettes…



Des pincettes, corrigea Blair avec un sourire amusé. Tu devrais me donner les clefs, proposa-t-il. Tu n'es pas en état de conduire.



Et ta Volvo ?



Je viendrai la récupérer plus tard.



Inutile de me materner, je vais très bien, Grand chef.



Jim, tu ignores l'effet que ça m'a fait de te découvrir debout dans ce couloir sombre et humide, comme si on t'avait zombifié. Crois-moi, j'ai vraiment eu très peur, d'autant que j'ignorais depuis combien de temps tu étais dans cet état et si j'arriverais à te ramener.



Mais tu as réussi, rétorqua le grand détective. Comme toujours, ajouta-t-il en donnant une tape dans le dos de son coéquipier.



Il n'empêche qu'à chaque fois, j'ai une trouille de tous les diables.



Eh bien, tu le caches bien.



Parce que je dois me montrer le plus efficace possible pour te sortir de ce guêpier.



Blair eut un geste vague de la main et grimaça :



Et pourquoi ne m'as-tu pas attendu pour examiner la loge ?



J'aurais loupé notre ami Houdini. Au moins, maintenant, on sait qu'il existe, car sans cet incident, ton amie Miyu aurait continué à nous cacher son existence.



Tu ne l'aimes vraiment pas.



Elle… Non, je ne l'aime pas, admit Ellison.



Est-ce que ça a avoir quelque chose avec moi ? demanda le jeune homme. Mais son partenaire se garda bien de lui répondre et lui tendit les clefs de sa camionnette.



Doucement sur la pédale d'embrayage. Ma beauté n'aime pas qu'on la brusque.



A d'autres, ricana Sandburg. Avec tout ce que tu lui fais subir…



De retour au loft, Jim alla prendre une douche. Quand il sortit de la salle de bains, Blair lui demanda, en le voyant frissonner :



Tu n'arrives toujours pas à te réchauffer ?



Non, c'est comme si j'avais froid à l'intérieur. Je vais aller mettre un pull.



Comme il montait dans sa chambre, Blair alluma la chaîne Hi-Fi et y mit un CD. La Sentinelle perçut tout d'abord un son, comme celui du vent dans les arbres, suivi d'un violon. C'était la première fois qu'il entendait cette chanson. Une voix basse et très sensuelle commença à chanter dans une langue qu'il ne connaissait pas. Il se laissa captiver, car c'était presque la même voix que celle de l'étrange individu qu'il avait poursuivi. Et même sans en comprendre le sens, Jim trouvait que la chanson était à la fois très triste et très belle, presque comme une berceuse. Voilà qui changeait des furieux braillements des albums que le gamin écoutait le plus souvent. Même si le rythme de la chanson s'accéléra soudain, elle laissa à la Sentinelle cette impression de douceur et de nostalgie qui, réalisa-t-il, faisait presque écho à la lueur qu'il avait lue dans le regard de son suspect. Allons donc, voilà qu'il faisait des sentiments pour une espèce d'androgyne qui lui avait fait Dieu seul savait quoi pour le plonger dans un état quasiment comateux. Mais pourquoi Blair avait-il mis cette chanson ? Il redescendit et trouva son Guide perdu dans ses pensées, plongé dans la musique. La voix continuait de s'élever dans le loft comme si elle suppliait. Le jeune homme se rendit soudain compte de la présence de son coéquipier, mais il ne dit pas un mot, jusqu'à ce que la chanson soit terminée. Ils restèrent tous les deux, debout dans le salon, presque l'un en face de l'autre, sans que leurs regards ne se croisent, mais partageant tous deux une bien curieuse communion. Sandburg éteignit le lecteur et annonça juste :



C'est une chanson de Visual Rock. Son titre, c'est Le Ciel. Gackt, le chanteur, adore la France, poursuivit-il d'un ton presque monocorde.



Je ne savais pas que tu avais des albums de Visual Rock, ne trouva rien d'autre à répondre son partenaire.



Cela fait des années que je ne les ai pas écoutés… Et celui-ci m'a été offert par Miyu.



Les mâchoires de Jim se crispèrent quand il entendit le nom de la jeune Japonaise. C'était plus fort que lui, presque une réaction vicérale. Impossible de l'expliquer autrement.



Tu veux une bière ? proposa-t-il à son Guide. Celui-ci se contenta de hocher la tête. Jim se dirigea vers le frigo. Il faillit s'arrêter quand son coéquipier se mit à parler : sa voix était étrangement grave :



Jim, t’es-tu jamais demandé ce qui se serait passé si… enfin… si ton Guide avait été une femme ?



Ellison se retourna d'un bloc, avant de répondre sur le ton de la plaisanterie :



Pour commencer, on n’aurait jamais eu une conversation pareille.



Il dut faire un effort pour que ses mains ne tremblent pas, lorsqu'il prit les deux bières. Quelle drôle de question.



Ah, oui ? Et pourquoi ?



Le détective s’assit sur le canapé et tendit une bière au jeune homme qui vint le rejoindre.



Eh bien… on ne serait pas en train de parler de choses pareilles ici, pour la simple raison que je n’aurai certainement pas accueilli une femme chez moi comme colocataire.



Jim haussa les épaules. Pour lui, ça allait de soi.



Pourquoi ? le déstabilisa Sandburg.



Hein ? Tu me demandes ça à moi ? Dis donc, bourreau des cœurs, tu en connais sûrement un rayon sur les femmes. Qu’aurait pensé l’une de tes conquêtes si tu l’avais hébergée chez toi de cette manière.



Que je voulais bien la dépanner.



Pendant quatre ans ?



Oui, bon, d’accord, je m’incruste…



Je n’ai jamais voulu dire ça, protesta la Sentinelle. Mais… enfin, tu sais bien, avec les femmes, tout se complique. Le moindre geste peut être mal interprété.



Comme ?



Le gamin avait vraiment l’air de vouloir insister. Jim se prêta au jeu.



Tu veux une liste ? Voyons voir… Comment aurais-je pu inviter une femme à dîner, ou à passer un week-end en camping sans que cela puisse… disons… avoir des sous-entendus ?



Oh, je vois…



Et je ne m’imagine pas initiant une femme à la pêche.



Et pourquoi pas ?



Bon sang, Grand chef, tu as décidé de tout compliquer ce soir. Que veux-tu que je te dise ? Si j’avais eu une femme pour Guide, nos rapports auraient certainement été différents, plus compliqués…



Parce que tu aurais pu tomber amoureux d’elle.



Par exemple, fit Ellison en approuvant d’un hochement de tête.



Mais cela aurait peut-être rendu les choses plus faciles, justement.



Holà ! holà ! Qu’essaies-tu de me dire ? Que tu veux céder ta place à quelqu’un d’autre ?



Le grand détective ne put réprimer le frisson de crainte qui lui parcourut l’échine. Blair tardait à répondre.



Tu… tu envisages de me laisser tomber ? Après tout ce que tu as fait ?



Non, je n’ai jamais dit une chose pareille, répondit le jeune homme d’un air sombre.



Alors, pourquoi cette tête d’enterrement tout d’un coup ?



Parce que j’essaie de te dire quelque chose et que… je n’y arrive pas, voilà…



Sandburg se leva brusquement et se dirigea vers la baie vitrée. Il but quelques gorgées de bière, avant de marmonner :



Je savais que ce serait dur, mais à ce point…



Là, tu m’inquiètes, réagit Jim en se levant. Comme il faisait mine de s’approcher de son Guide, celui-ci lui ordonna :



Reste où tu es, s’il te plaît.



Ellison était sidéré.



Comme tu veux.



Et il se rassit sur le canapé en reposant sa bière sur la table du salon. Pour le coup, il n’avait plus du tout soif. Il percevait la tension qui émanait de son partenaire, lequel luttait visiblement contre lui-même.



Il faut que je t’en parle. Cela ne peut plus durer comme ça. J’ai l’impression… de salir ce qu’il y a entre nous.



Le ton de son Guide était de plus en plus grave ; son coéquipier frémit.



Tu es mon meilleur ami, murmura-t-il, comme une défense.



Ce n’est pas suffisant, fit Sandburg si doucement que sans son ouïe hyper-développée, Jim ne l’aurait pas entendu.



Que veux-tu dire par là ?



J’ai appris à te connaître. Tu m’as donné beaucoup plus qu’un toit en m’accueillant ici. J’ai trouvé quelqu’un en qui croire. Tu t’es mis à veiller sur moi, on a traversé nombre d’épreuves ensemble, que nous avons réussi à plus ou moins surmonter. Et je t’ai dit déjà combien notre relation comptait pour moi. J’en ai longtemps été satisfait, crois-moi. Mais petit à petit, les choses ont commencé à changer.



Blair marqua une pause, but une nouvelle gorgée de bière.



As-tu remarqué que depuis quelques mois déjà, je… je n’avais plus de petite amie, pas même de rendez-vous galant d’un soir ?



Oui, en effet, répondit Ellison qui songea en lui-même qu’il avait mis ça sur le compte de ce qui s’était passé avec Alex Barnes. Mais pour la peine, il ne savait plus du tout où Sandburg voulait en venir.



La vérité c’est que… quelqu’un de mon entourage a pris une importance particulière à mes yeux, confia le jeune homme.



Je la connais ? réagit son coéquipier qui commençait déjà à se faire une petite liste.



Oui, très bien, fit Blair dans un souffle. Puisque c’est toi.



Jim crut qu’on venait de le gifler. En quelques secondes, la lumière se fit dans son esprit, confirmé par la déclaration de son Guide :



Je suis… Je suis amoureux de toi, Jim.















































































Chapitre Troisième.





Retour au présent.



Banks se leva. Ellison leva les yeux vers lui.



Il faut que j'y aille, annonça le capitaine.



Merci d'être passé. Je serai au bureau dans une heure.



Rien ne presse, Jim. Mieux vaudrait que tu règles d'abord tes…



Simon, il y a un égorgeur dehors ! Je n'ai tout simplement pas le droit de me morfondre dans mon coin. De toutes façons, ajouta-t-il avec un geste vague de la main, ce n'est pas mon style.



Son supérieur se contenta de hocher la tête.



Je sais ce que tu penses, que je suis une tête de mule… Mais ça ira. On trouvera une solution.



Cette fois-ci, le capitaine ne put réprimer un sourire guère convaincu. Mais il n'insista pas et laissa la Sentinelle seule avec ses pensées. Ellison porta à ses lèvres la tasse de café qu'il tenait à la main et grimaça quand il y goûta. C'était froid. Il préféra aller le jeter dans l'évier et demeura un long moment à contempler son reflet très flou dans le fond en inox.



Je suis… Je suis amoureux de toi, Jim.



La Sentinelle frappa la paillasse du poing. Il avait réagi comme un imbécile. Plus il tournait et retournait ça dans sa tête et plus il se disait qu'il aurait dû trouver les mots pour réagir plus intelligemment à la déclaration de son Guide. Mais quels mots ? Tout ce qui lui était venu à l'esprit, c'était un cri de stupeur :



Tu es complètement fou !



Jamais il n'oublierait la douleur dans le regard de Blair. Le gamin avait reculé d'un pas, comme si son coéquipier l'avait frappé. Il s'était cogné contre la baie vitrée.



Comment peux-tu me balancer un truc pareil à la figure ? avait explosé Ellison. Tu te rends compte que tu es en train de foutre en l'air notre amitié ?



Pourquoi ? avait finalement répondu Sandburg. Parce que je me montre sincère avec toi ?



Parce que tu es mon meilleur ami. Tu es mon Guide, mon partenaire. Tu n'as pas le droit !



Le jeune homme avait bondi, furieux.



Mes sentiments n'appartiennent qu'à moi. Tu vois, je pensais que je te devais la vérité, que tu comprendrais, mais tu es en train de réagir comme une espèce de bigot. Que crains-tu ? Que je me jette sur toi ? Que je te contamine avec mes idées perverses ? Je sais exactement ce à quoi tu penses. Il y a tous ces clichés sur les homos qui te reviennent en mémoire. Et tout ce qu'on peut dire à leurs propos dans la police. J'ai pu entendre toutes ces fadaises dans les vestiaires, à l'académie. Tu crois que c'était facile à entendre ? De faire semblant de rire avec les autres sur ces inepties.



Tu veux dire que tu es gay depuis toujours ? s'était exclamé Jim, au paroxysme de la stupeur. Sandburg avait secoué la tête, l'air à la fois désolé et pitoyable.



Pourquoi ai-je cru que tu comprendrais ? J'ai fait une lamentable erreur.



Il avait commencé à se diriger vers sa chambre. Jim lui avait barré le chemin, bras écartés. Le gamin avait avancé d'un pas. Ellison avait reculé. Les traits de Blair s'étaient tendus en un rictus désabusé. Il avait levé la main, comme pour toucher sa Sentinelle, qui avait baissé les bras en reculant encore et en secouant la tête.



Tu m'en demandes trop, grand chef. Je n'éprouve rien de tel pour toi. Tu t'es mis des idées dans la tête, j'ignore pourquoi, mais si tu veux qu'on continue ensemble, il va falloir que tu reviennes à la réalité.



Cette fois-ci, Jim frappa si fort le bord de l'évier que la douleur irradia dans tout son bras.



Mais comment ai-je pu être aussi stupide ? Et ne rien voir venir ?



Il aurait pu empêcher ça, ce gâchis, parler à Blair avant qu'il ne soit trop tard, lui faire comprendre qu'entre eux deux, il n'y avait que de l'amitié. De l'amour ? Entre deux hommes ? Il ne put réprimer un frisson de dégoût… et sursauta.



Détestait-il Blair, à présent ? Son Guide ? Son meilleur ami ? Il n'avait jamais refusé qu'il le touche, mais hier soir, cette seule idée l'avait plongé dans un sentiment d'horreur inexprimable. Le gamin s'était écarté et sans plus lever les yeux vers lui, il avait regagné sa chambre. Jim était resté un long moment au milieu du salon, les bras ballants, incapable de bouger. Mais maintenant qu'il y repensait, instinctivement, il avait focalisé ses sens sur Sandburg. Il avait capté les bruits qui émanaient de sa chambre, des objets qu'on bougeait, qu'on reposait, des soupirs, des reniflements. Le lit avait grincé et puis plus rien. Jim avait alors fait brusquement demi-tour, attrapant ses clefs au passage, il était sorti du loft.



Il avait conduit toute la nuit au hasard, avant de rentrer au petit matin, pour trouver un mot de Blair qui lui disait qu'il était parti chez Miyu, récupérer la liste qu'il avait demandée, qu'il la déposerait au bureau. Simon avait appelé peu après, lui disant qu'il était en route pour la station, mais qu'il voulait passer le voir en même temps. Et dès que son capitaine et ami avait franchi le seuil du loft, Jim lui avait tout raconté.



Maintenant, il se sentait vidé et… perdu. Il ne pourrait plus jamais regarder son Guide en face. Et quand il repensait à toutes les fois où ce dernier l'avait touché. Pour lui, c'était juste des marques de sympathie, mais pour Blair ? Avait-il pu, justement, interpréter ces gestes comme autant d'arguments à ses sentiments ?



Pourtant, j'adore le toucher, songea Ellison. Je ne vais pas dire le contraire. Il se demandait d'ailleurs si toutes les Sentinelles avaient besoin ainsi de contact. Alex Barnes n'avait pas eu l'air de chercher spécialement ce genre de choses, sinon pour lui faire tourner la tête. Mais ça n'avait rien eu à voir avec ce qu'il éprouvait quand il touchait son coéquipier. Il avait plutôt l'impression de s'ancrer dans le monde réel, surtout quand ses sens le trahissaient. La voix de Blair, les battements de son cœur l'avaient souvent ramené de cet endroit terrifiant où il se retrouvait plongé à chaque fois qu'il zonait. Ce n'était pas seulement le toucher, mais l'entendre, le respirer, le savoir là, à ses côtés, sans faille.



Toutes les fois où j'ai cru qu'il m'avait trahi, ça a été une catastrophe.



Il décida d'aller prendre une douche pour se calmer les idées et aussi pour se préparer à une journée qui serait certainement très difficile. Mais comme il se glissait sous l'eau chaude et accueillante, tous ses sens se détraquèrent d'un seul coup. D'abord, ce fut l'odorat : le parfum du savon qu'il tenait dans ses mains lui frappa les narines comme une gifle et il hoqueta, avant de le lâcher dans le bac à douche. Comme il se baissait pour le ramasser, l'eau lui cingla le dos comme si on le fouettait et il laissa échapper un grognement de souffrance. Il se redressa en toute hâte pour fermer les robinets et demeura un long moment, haletant, les mains appuyées sur le carrelage devant lui. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Des gouttes tombaient une à une à ses pieds et comme il les regardait, sa vue se dérégla et il lutta pour ne pas zoner sur son reflet dans une perle d'eau. Il ferma les yeux à toutes vitesse et ce fut à ce moment-là qu'un son strident explosa contre ses tempes : le téléphone sonnait dans le salon. Jim faillit en tomber à genoux. Il se rattrapa de justesse et passa des minutes interminables à subir la torture de la sonnerie. Quand finalement, celle-ci cessa, la Sentinelle sortit de la cabine de douche, en tremblant de la tête aux pieds. Il mit longtemps à se calmer et n'osa même pas se raser. Il monta lentement les marches pour rejoindre sa chambre et s'habilla en guettant un nouveau dérèglement de ses sens, mais la crise semblait être terminée. Bon sang, que s'était-il passé ? Et Blair qui n'était pas là pour l'aider ? Respirant profondément pour finir de reprendre son calme, Jim réalisa qu'il avait vraiment besoin de son Guide, un besoin vital.



Mais est-ce que cela doit signifier que je dois l'aimer, comme lui veut que je l'aime ?



Cela ressemblait trop à un piège. Et sans doute ses sens se détraquaient-ils parce qu'ils essayaient de le faire fuir.



Allons bon, voilà bien une analyse à la Sandburg, grommela-t-il intérieurement. Il préférait se concentrer sur ce qu'il savait le mieux faire : traquer les criminels. Et il avait justement un égorgeur à mettre sous les barreaux.



Quand il arriva au Major Crime, Rafe lui signala que Blair était passé et avait laissé un document sur son bureau. Ellison n'osa pas interroger son collègue sur l'humeur de son Guide et s'assit pour consulter les listes qu'il avait demandées. Il fut tout de même un peu déçu de ne voir aucune note du gamin dans le dossier, ce qu'il avait généralement l'habitude de faire pour lui signaler tel ou tel point qu'il avait remarqué de son côté. Blair avait un esprit vif et certainement un regard neuf sur le métier de policier, ce qui lui permettait de voir directement des détails que Jim, par habitude, n'aurait pas pris en considération, car fonctionnant différemment. C'était aussi pour ça qu'ils formaient tous les deux un tandem de choc : ils se complétaient parfaitement. Ce n'était pas l'osmose parfaite, mais justement, de la confrontation de leurs points de vue naissait souvent la solution à leur problème.



Alors, pourquoi est-ce que ça ne marche pas cette fois-ci ?



Parce qu'il n'y avait pas eu confrontation, mais affrontement. Jim soupira. Et voilà, il remettait ça sur le tapis. C'était comme si ses pensées tournaient en rond.



Tiens, tiens, laissa-t-il échapper tout haut. Brown, qui passait par là, s'arrêta et se pencha vers ce qu'il lisait.



Mignonne, commenta-t-il devant la photo qui figurait sur le document que consultait Ellison.



Oui, beaucoup plus que quand elle joue les garçons manqués, fit le grand détective. Est-ce que tu peux me faire des recherches sur cette jeune personne ? Yuki Komura.



Pourquoi elle plus que les autres ?



Parce qu'elle porte le même nom que Shinji, répondit Jim en frappant la fiche.



Et alors ?



Selon son dossier, ce dernier était fils unique.



C'est peut-être une coïncidence, ou une cousine à lui…, rétorqua Henri. Ellison leva les yeux vers lui :



C'est justement ce que je te demande de vérifier, dit la Sentinelle en composant le numéro de portable de Miyu Izumi. Cette dernière mit un moment à décrocher. Pendant que Brown commençait ses recherches, Jim l'interrogea sur le farfadet.



— … Ce n'est pas facile pour elle de s'intégrer dans un copy band composé en majorité de garçons, comme dans les autres groupes. J'ai suivi sa progression et elle s'en tire plutôt bien. Mais à moins de se résigner à rejoindre des formations plus classiques, je ne pense pas qu'elle percera par ce moyen-là dans le métier, précisa la jeune femme. Au fait, je l'ai justement vue discuter avec Blair en arrivant aux répétitions. Mais quand j'ai voulu les rejoindre, ils se sont éloignés comme s'ils ne m'avaient pas vue.



Cela mit aussitôt la puce à l'oreille d'Ellison.



Je vous remercie, Melle Izumi. Je n'en ai que pour quelques minutes à rejoindre le Concert Hall, si vous pouviez mettre la main sur mon coéquipier et Melle Komura, je souhaiterais interroger cette dernière.



Comme vous voulez.



Elle raccrocha aussi sec. Décidément, entre eux deux, le courant ne passait pas du tout. Jim attrapa sa veste et se dirigea vers le bureau de Brown.



Appelle-moi dès que tu as du nouveau.



D'accord, mais ce n'est pas à moi de faire ce travail. Où est passé Hairboy ?



Le grand détective ne put réprimer un sourire en entendant ce surnom.



Il est justement avec cette fille. Sans doute a-t-il lui aussi senti un truc louche ?



Tout va bien entre vous deux ?



Pourquoi tu me demandes ça ? fit Jim en sursautant.



J'sais pas, Blair avait l'air bizarre, tout à l'heure, quand il est venu déposé ce truc sur ton bureau. Je ne lui avais jamais vu cet air sombre.



C'est bien vrai, renchérit Rafe. Vous vous êtes encore disputés, je parie, ajouta-t-il en s'asseyant au coin du bureau de son collègue.



Ouaip, ajouta Henri. Vous faites vraiment vieux couple, par moments.



Et les deux policiers de rire. Jim haussa les épaules et s'éloigna sans rien répliquer. Difficile de trouver quoi que ce fût à dire, en fait.



Quand il arriva sur les lieux, il ne vit ni Miyu, ni Yuki, ni Blair. A dire vrai, la salle de concert était déserte… ou presque. Un homme se tenait derrière un piano et égrenait doucement des notes. Jim s'approcha, afin de lui demander où étaient passés tous les autres. Tiens, celui-là avait un look plus classique que les autres. Une mèche de cheveux blonds masquait une partie de son visage, comme il était penché sur son instrument. Il était vêtu tout de noir, très sobrement. Il y avait toutefois quelque chose d'un peu féminin et de très résolu dans ses traits. Il ne semblait pas avoir remarqué la présence du grand détective qui finit par monter sur la scène pour s'approcher du piano. Kawai, déchiffra-t-il sur le piano. C'était une marque de blouson ? se demanda-t-il avant de se racler la gorge. L'autre se redressa légèrement et lui adressa un regard étonné. Un sourire un peu timide effleura ses lèvres maquillées d'un très discret rose à lèvres.



Gomen, je ne vous avais pas entendu, dit-il en s'inclinant légèrement. Il ramena en arrière la mèche de cheveux qui le gênait et ses yeux s'agrandirent de surprise quand Jim sortit son badge.



Vous êtes policier ?



Question surprenante, se dit Ellison, alors que tous les autres l'avaient repéré avant même qu'il ne se présente, ce qu'il fit justement.



Mon nom est Yoshiki, répondit alors son interlocuteur.



Ah, oui, le fameux leader de X Japan.



Le pianiste sourit.



J'ignorais que j'étais connu parmi les policiers américains. Découverte intéressante.



En fait, un de mes amis m'a parlé de vous, expliqua la Sentinelle.



Un bon ami ? demanda Yoshiki.



Le meilleur, fit Jim avec un sourire.



Vous avez de la chance, soupira le musicien dont les mains virevoltèrent pour faire naître quelques notes empreintes de tristesse. Les amis sont précieux. On ne s'en rend souvent compte que quand il est trop tard.



Le grand détective se souvint alors de la raison pour laquelle l'ancien leader de X Japan participait au festival. Rien de réjouissant, en vérité.



Croyez-moi, reprit le compositeur après un moment, il ne faut pas se laisser distraire par de fausses excuses, quand il est temps de leur ouvrir notre cœur. La lâcheté ne devrait pas nous voler nos mots. Et si nous ne savons pas parler, il faut agir.



Un petit air en staccato remplit la salle de concert et se perdit dans l'ombre des projecteurs.



Le flic en lui murmura à Jim qu'il perdait son temps, le pianiste ne faisait pas partie de sa liste de suspects, mais la Sentinelle qui ne savait plus vraiment où elle en était, n'arrivait pas à se résoudre à partir. Il se dégageait une aura assez fascinante de ce Yoshiki qui lui rappelait l'inconnu qu'il avait rencontré dans la loge du groupe de Shinji et Setsuna.



Justement, je cherche mon ami, expliqua Ellison. Je pensais le trouver ici avec deux jeunes femmes.



Je n'ai vu personne depuis presque une demi-heure. J'ai justement profité de ce calme pour venir examiner mon piano. Après un voyage, il faut souvent l'accorder.



Le musicien appuya ses propos d'une caresse sur son lutrin.



Il est comme les gens : on doit lui montrer qu'on tient à lui pour qu'il donne le meilleur de lui-même. Vous devez croire que je suis fou, ajouta Yoshiki avec un nouveau sourire. Les musiciens sont souvent comme ça avec leurs instruments : on leur donne de petits noms, on en prend amoureusement soin. Ils sont une part de nous et on ne peut pas s'en passer.



Le portable de Jim sonna à ce moment-là. Le détective maugréa des excuses et décrocha. C'était Brown.



J'ai tes infos sur la petite Yuki. Enfin, en fait, j'ai une absence totale d'infos. Rien aux fichiers d'Interpol, rien à l'ambassade… J'attends une réponse de Tokyo.



Comment as-tu réussi à appeler Tokyo ? s'étonna Ellison qui entendit un bruit, comme le combiné passait aux mains de quelqu'un d'autre.



Jim, ici Banks. C'est moi qui ai fait accélérer les choses, par le biais du maire. Un officiel du Pays du Soleil Levant l'a contacté voici une heure pour demander où en était l'enquête. Et il l'a assuré de son entière coopération. Apparemment, les choses auraient bougé après l'annonce de la participation d'un certain Yoshiki au festival. Ce dernier a été décoré par l'empereur du Japon lui-même et comme les deux victimes sont membres d'un copy band de son ancien groupe, il semblerait qu'en haut lieu, on veuille que les choses s'accélèrent avant la cérémonie d'ouverture.



C'est complètement dingue, murmura le détective pour lui-même, en jetant un coup d'œil au pianiste. Comment un homme d'apparence aussi discrète et timide pouvait-il provoquer un tel branle-bas de combat. Ces Japonais étaient fous, décidément.



Sandburg est avec toi ? s'enquit le capitaine. Ellison ne put réprimer un frisson, avant de répondre par la négative. Tâche de le retrouver et de nous amener la demoiselle que tu cherches. Si les choses se décantent, on doit tout de même procéder dans les règles et elle doit être interrogée en présence d'un avocat.



Attends, protesta Jim. Je veux juste lui poser quelques questions, pas sortir la grosse artillerie.



Pour l'instant, elle est notre seule piste.



Tu ne me demandes tout de même pas de bâcler mon enquête pour satisfaire des huiles nippones tout d'un coup bien zélées. Tu sais très bien que…



Je sais, Jim, je sais. Si Melle Komura n'a rien à se reprocher, elle n'a rien à craindre d'une garde à vue.



Ce n'est qu'une gamine, s'exclama le détective.



Elle est ta seule suspecte.



La Sentinelle préféra raccrocher avant de laisser éclater sa colère. Depuis le début, cette enquête allait de mal en pis. Il avait désormais la désagréable impression que quelqu'un s'amusait à tirer les ficelles. Quelqu'un de particulièrement intelligent. Quelqu'un capable, même, de devancer ses actions, de jouer sur ses faiblesses.



Et je lui laisse en fait tout le loisir d'en faire à sa guise, gronda intérieurement Ellison.



Miyu entra à ce moment-là. Elle échangea quelques mots avec Yoshiki qui se leva, salua le détective avant de quitter la salle. La jeune Japonaise parut alors se souvenir de la présence de Jim.



M. Ellison, dit-elle froidement.



Vous avez retrouvé Yuki et Blair ?



Je ne les ai pas vus.



Vous auriez pu faire un effort, répliqua la Sentinelle avec une mauvaise humeur manifeste. Plus ça allait et moins il appréciait cette jeune femme. Elle semblait même prendre un malin plaisir à le mettre hors de lui, l'air de rien.



J'ai vu la Volvo de mon coéquipier en arrivant ici, attaqua-t-il encore. Ils sont forcément ici.



Le Concert Hall est plutôt vaste, rétorqua Miyu.



Dans quelle direction allaient-ils quand vous les avez vus pour la dernière fois ? soupira Ellison, devant la mauvaise volonté manifeste de la jeune Nippone.



Vers les loges.



Yamada arriva sur cet entrefait et elle l'abandonna pour rejoindre le régisseur. Jim aurait bien aimé la cuisiner dans une salle d'interrogatoire. Le problème, c'est qu'il avait vérifié et elle avait un alibi que confirmait d'ailleurs Yamada, puisqu'ils étaient au téléphone tous les deux au moment du crime. Ensuite, le coordinateur s'était rendu dans la chambre des deux victimes. En plus, comme elle semblait bénéficier des faveurs du maire, elle était quasiment intouchable : il serait plutôt malvenu de faire de l'excès de zèle en l'inculpant sur la seule base qu'il ne pouvait pas l'encadrer.



Dommage, laissa échapper Jim tout haut, avant de quitter la salle de concert pour rejoindre les loges. Il fut immédiatement sur ses gardes, guettant l'apparition du mystérieux individu qui l'avait mystifié avec ses airs d'ange. Il s'arrêta net quand une étrange sensation de froid lui piquota la peau. Il se tourna instinctivement pour en trouver la source et tressaillit en sentant l'impression se renforcer. Où avait-il lu que cela signalait la présence d'un fantôme ? Sans doute dans un des bouquins que lisait Sandburg. Toujours est-il que, après avoir saisi son revolver, il décida de suivre cette piste.



Il se retrouva dans un escalier faiblement éclairé (seule la veilleuse de secours voulait bien fonctionner) et sans ses sens de Sentinelle, il aurait pu se briser le cou des dizaines de fois. Sur un des paliers, il nota que l'interrupteur avait été arraché de son boîtier, que des fils avaient été noués ensemble de telle façon à provoquer un court-circuit. Ce qu'il découvrit à un autre palier lui fit grimper les marches quatre à quatre : il s'agissait d'un des bracelets de fils tressés que portait son coéquipier. Il avait été arraché et était taché de sang. Jim se concentra sur son ouïe et son odorat, à la recherche de son Guide. Il capta tout d'abord son odeur corporelle si familière, puis les battements de son cœur qui l'avaient si souvent ramené du néant. Quatrième étage. Ellison atteignit ce niveau à bout de souffle et prit quelques instants pour se ressaisir, avant de pousser doucement la porte.



Cet étage n'était pas aménagé. C'était l'avant-dernier du bâtiment et il servait apparemment à remiser du matériel. Blair était tout près. Ses sens le conduisirent vers un empilement de cartons. Il remarqua des traces de sang et rangea son arme pour déblayer le passage et pouvoir ouvrir une sorte de malle. Il y trouva son coéquipier à l'intérieur… blessé. La Sentinelle libéra son Guide en quelques instants, avant d'examiner sa blessure. Le gamin poussa un cri de douleur, comme il écartait un pan de sa chemise.



Bon sang, ça fait un mal de chien !



Reste tranquille, grand chef, ordonna Jim. Blessure par balle, nota-t-il mentalement, du petit calibre. La plaie était propre et nette, le projectile était ressorti sans toucher de points vitaux. Le sang avait déjà séché et collait la chemise de Sandburg contre sa peau.



Tu peux te lever ?



Blair hocha lentement la tête. Ellison l'aida à se mettre debout. Il ne put réprimer un frisson en sentant le bras de son Guide se glisser autour de sa taille. Mais il refusa de se laisser distraire.



Qui t'a fait ça ? Où est Yuki ?



Elle… Je n'en sais rien…



C'est elle qui t'a tiré dessus ?



Non ! s'écria le jeune homme. Au contraire, elle m'a aidé et m'a emmené ici. Elle devait aller chercher de l'aide. Il n'y a aucun téléphone à cet étage.



Et ton portable ?



Je l'ai laissé dans la Volvo, répondit honteusement le gamin. Yuki voulait me montrer quelque chose… On a pris l'escalier, et tout d'un coup, on a été plongés dans le noir. Il y a eu le coup de feu. En fait, je n'ai rien entendu, mais j'ai bien senti quand cette saleté m'a troué la peau. On n'avait pas le choix, on a dû monter, Yuki m'a aidé et… j'ai dû perdre connaissance. Je suis vraiment nul.



La Sentinelle secoua la tête.



Allons, ajouta le jeune homme. Je suis sûr que tu en as vu de bien pire.



Ça n'a rien à voir…



Je ne tiens pas la route, insista Sandburg.



Qu'est-ce que tu cherches ? s'emporta Jim. Que je te largue ? Que je dise que je ne veux plus de toi comme coéquipier ? Tu ne me feras jamais dire une chose pareille, gronda-t-il. Regarde-moi : il suffit d'un sirop contre la toux pour me mettre dans les vaps.



Comme il parlait, il aida son partenaire à rejoindre l'ascenseur… et pesta quand celui-ci refusa de fonctionner.



C'est pas vrai ! On ne va tout de même pas se taper les escaliers ! Est-ce que tu peux t'appuyer contre le mur ?



Blair s'exécuta, Jim en profita pour prendre son portable. Mais comme il composait le 911, il se figea. La sensation de froid l'envahissait de nouveau. Il entendit une sorte de déclic.



A terre ! hurla-t-il. Il attrapa Sandburg par les épaules et l'entraîna avec lui derrière des cartons. Son ouïe lui permit de capter la détonation particulière d'un silencieux et il sut d'où venait le bruit. Les escaliers. Cette fois-ci, au lieu de composer le 911, il appela le central et demanda des renforts. Puis il récupéra son revolver et fit feu à trois reprises vers ce qu'il pensait être la position du tireur.



Où est passé mon arme, entendit-il grommeler son coéquipier.



Reste où tu es, lui enjoignit-il. Dans ton état, tu n'arriverais pas à l'atteindre de ton façon. Ce fils de… s'est planqué derrière l'armoire. Il nous bloque le passage.



On n'a qu'à attendre les renforts et ils le prendront à revers.



Oui, mais c'est un malin, et il va se tirer dès que…



On entendit des sirènes au loin, puis le bruit d'une sorte de cavalcade, comme leur agresseur devait dévaler les escaliers. Jim hésita. Le poursuivre ou rester avec son Guide.



Vas-y ! le poussa Sandburg. Mais sois prudent, ajouta-t-il. Ellison lui adressa un sourire, avant de s'élancer vers les escaliers. L'autre avait déjà pris de l'avance, mais il était toujours en train de descendre les marches comme un dingue. Comment faisait-il pour voir ? Le grand détective ne se posa pas davantage de questions. Il était bien décidé à lui mettre le grappin dessus.



Il a tiré sur mon Guide, jura-t-il intérieurement. Et il allait passer un sale quart d'heure.



































































Chapitre 4





Est-ce que tu peux m'expliquer comment tu as réussi à le perdre ? s'emporta Simon. Toi, une Sentinelle, ajouta-t-il plus bas. Jim secoua la tête. Il avait pourtant dit et redit à son supérieur que quand il était arrivé au rez-de-chaussée, le suspect avait réussi à se faufiler au milieu de la foule des copy bands qui arrivaient pour la répétition et qu'il avait perdu sa trace. Il n'était pas un chien de chasse, non plus ! Il réprima un mouvement d'humeur et soupira. En fait, il avait encore eu un problème avec ses sens, plus précisément avec son odorat. Il avait été assaillie par des dizaines d'odeurs de rouge à lèvres, de fonds de teint et autres cosmétiques, tout cela provenant de la marée multicolore dans laquelle s'était fondu son suspect.



Et avec ça, on ignore toujours où se trouve Yuki Komura, le fit revenir à la réalité un Simon frustré.



Ce n'est pas elle la meurtrière, murmura Ellison.



Banks parut sur le point de répliquer quelque parole cinglante, mais il se ressaisit.



Admettons, elle n'en est pas moins le principal témoin dans une affaire de tentative de meurtre contre un policier. Et elle en sait de toutes façons certainement beaucoup sur les victimes.



Que veux-tu dire par là ? réagit aussitôt la Sentinelle.



On a eu une réponse de Tokyo. Miss Komura était la cousine de Shinji. Sa famille traverse une mauvaise passe, en plus. Il y a quatre ans, un autre cousin a été tué au cours d'un règlement de compte entre Yakusa.



Ah ! non, tu ne vas pas faire rappliquer la mafia nippone dans cette histoire !



Pourtant, le meurtre ressemble aussi à un règlement de compte, quand on y réfléchit.



Quel crime ont bien pu commettre ces gosses pour se faire égorger ? Tu te rends compte ! Egorgés ! Les Yakusa commencent d'abord par couper le petit doigt, fit Jim en appuyant ses paroles d'un petit geste démonstratif.



Tu as une meilleure suggestion ? rétorqua son capitaine, les mains sur les hanches, en mâchouillant son cigare.



Oui. On a affaire à un sacré lascar qui nous mène en bateau et brouille les pistes de toutes les façons possibles. Mais si tu veux mon avis, son mobile est bien plus sordide que ce qu'on pourrait imaginer.



A quoi tu penses ?



Ellison marqua un temps avant de répondre, cherchant des yeux son coéquipier qui se faisait soigner par un ambulancier. Les lumières rouges et bleus des gyrophares éclaboussaient les murs du Concert Hall au pied duquel s'était rassemblée une foule de curieux et de groupies en mal de sensations fortes. On avait ordonné aux copy bands de rester à l'intérieur. Une limousine noire était venue chercher Yoshiki quelques minutes plus tôt. Des rumeurs circulaient déjà à propos d'une annulation possible du concert d'ouverture, voire du festival. Le maire avait dû secouer les puces de Simon qui, maintenant, s'en prenait à son meilleur élément, lequel remarqua un couple d'adolescents qui se tenaient par la main. Il les désigna discrètement à son supérieur.



Jalousie, lâcha-t-il simplement. Blair avait trouvé une photo dans les affaires des victimes. Je n'y ai pas prêté attention sur l'instant, mais… ils avaient l'air… d'être… ensemble… Enfin, tu comprends.



Une minute ! l'interrompit Banks. Tu ne serais pas en train de mélanger tes problèmes avec ton coéquipier et cette enquête ?



Je ne mélange rien du tout, protesta Jim. J'y vois simplement plus clair, justement grâce à Sandburg. Il faut que je remette la main sur cette photo, poursuivit-il en essayant de se remémorer ce qu'il y avait vu, mis à part les deux jeunes gens.



Oh, non, grommela soudain Simon. Le grand détective regarda dans la même direction que lui et vit arriver le maire.



Bon sang, jura-t-il.



Je m'en occupe, se dévoua son capitaine. Toi, prends soin de ton Guide et essaie de me tirer tout ça au clair.



Son supérieur le laissa, Jim en profita pour trouver refuge derrière un véhicule. Il n'avait aucune envie de se faire alpaguer par le maire, mais ne voulait pas non plus quitter les lieux sans son partenaire.



Vous êtes sur la bonne voie, le fit sursauter une voix. Il se retourna d'un bloc et se retrouva nez à nez avec le mystérieux inconnu de l'autre jour, appuyé contre un mur, l'air désinvolte. Comme Jim allait sortir son arme, il se mit à rire.



Cela risque de ne pas vous servir à grand-chose. Et est-ce une manière pour accueillir un ami ?



Un ami ? répéta Ellison qui ne savait s'il devait rire ou se mettre en colère.



C'est bien ainsi qu'on appelle quelqu'un qui vous apporte de l'aide.



De quoi parlez-vous ?



Je sais où se trouve Yuki Komura. Vous avez raison. Ce n'est pas elle la coupable, elle serait plutôt une victime. C'est pour ça qu'elle m'a invoqué.



L'inconnu prit soudain un air grave.



J'ai entendu toute votre discussion avec votre capitaine. Ce qu'il a dit à propos de la famille Komura. C'est tout à fait vrai. Mais la mort de Hideto était une erreur. Celle de Shinji est une injustice. C'est pourquoi je suis ici.



On n'est pas dans un film de cape et d'épée, finit par s'emporter Ellison, en désignant l'accoutrement de son étrange interlocuteur. Vous n'allez pas jouer les justiciers qui rétablit le bon droit de la point de son épée.



L'homme se mit à rire.



Vous avez décidément beaucoup d'humour, détective. Je reconnais volontiers que mes vêtements peuvent sembler quelque peu… anachroniques, du moins dans le monde d'où vous venez, mais ce n'est pas là le propos. J'ai de toutes façons décidé de ne pas marcher sur vos plates-bandes. Et… – il écarta les bras – je n'ai pas d'épée.



Vous allez peut-être me dire où se trouve Melle Komura, maintenant que vous vous êtes bien moqué de moi.



Malheureusement, elle est entre les mains des assassins.



Des assassins ? réagit Ellison.



Je ne peux vous en dire plus. Je viole déjà beaucoup trop de règles en vous parlant. Mais le fait est que vos… capacités me sont trop utiles pour que je n'essaie pas de vous aider un peu.



Mes… capacités ? répéta la Sentinelle.



Oui, répondit l'autre avec un vague geste de la main. Vos sens. Ils vous ont déjà permis de sentir la présence de Shinji.



Qu'est-ce que vous racontez ?



Jim était au comble de la stupéfaction.



Son fantôme, si vous préférez. Le froid intense que vous avez ressenti. C'est lui qui vous a averti. Il ne pourra pas trouver le repos et rejoindre Setsuna tant que les meurtriers n'auront pas été arrêtés. Il est encore bloqué sur Terre pour cette raison, et à cause de Yuki. Il se fait du souci pour elle. Il vous a certainement choisi parce qu'il savait que vous sentiriez sa présence… et qu'il pourrait vous aider à comprendre.



M'aider ?



Il a tout de même quelques petits péchés à se faire pardonner. En vous donnant un petit coup de pouce, il peut s'éviter un séjour prolongé dans ce que vous appelez chez vous le Purgatoire. Enfin bref… Il n'est pas soumis aux mêmes… impératifs que moi et il pourra parfaitement vous conduire jusqu'à sa cousine.



Autrement dit, vous me demandez de me fier à un spectre, fit le grand détective d'un air mi-figue, mi-raisin.



Allons, le monde des esprits ne vous est pas totalement inconnu. N'est-ce pas, Enqueri ?



Comment…? s'exclama Ellison en écarquillant les yeux.



Jim ? Tu parles tout seul ? le fit se retourner la voix de Sandburg. Il cilla à plusieurs reprises avant de réaliser avec quel air stupéfait le considérait son coéquipier.



Non, je…



Il se retourna pour se retrouver face à un mur. L'inconnu s'était évaporé. La Sentinelle se précipita et examina la façade sous toutes ses coutures. Pas de porte dérobée, aucun endroit où se cacher.



C'est incroyable, murmura-t-il. Il était là… Grand, blond, l'air guindé et démodé.



Je n'ai vu personne, lui assura Blair qui grimaça comme il enfilait sa veste.



Tu n'es pas parti avec l'ambulance, réalisa Ellison après avoir constaté le départ du véhicule.



Non, inutile. Je passerai demain pour changer le pansement et vérifier qu'il n'y a aucune trace d'infection. Mais je ne sens presque plus rien, mentit-il, alors que des gouttes de sueur perlaient encore son front.



Tu n'es pas raisonnable, grand chef, commenta Jim en posant une main sur son épaule intacte. Le jeune homme tressaillit et leva vers lui un regard indescriptible.



Etant donné les circonstances…, on devrait éviter… ça.



Il haussa légèrement les épaules, comme pour se libérer de cette étreinte. La Sentinelle hésita. Il l'avait fait sans réfléchir.



Il faut qu'on parle, tous les deux, confia-t-il à son Guide.



Je pense au contraire qu'il vaut mieux aussi d'éluder le sujet, tant que… tant que nous serons sur cette enquête. C'est toi qui m'as appris qu'il fallait savoir faire l'impasse sur ses sentiments. Et là, en plus, la vie de Yuki est en jeu, alors on a autre chose à faire qu'à remuer le couteau dans la plaie. De toutes façons, je sais à quoi m'en tenir.



Il se retourna, les mains dans les poches, sans doute pour cacher le tremblement de ses mains. Jim ne savait pas comment réagir. La crise était vraiment grave pour que Sandburg, l'adepte des confessions sur le divan, refuse d'en parler.



Blair…, commença-t-il.



S'il te plaît, Jim, l'interrompit le jeune homme d'une voix étouffée et tremblante. Ellison n'osa pas poursuivre. Il se contenta de prendre les clefs de sa camionnette et de passer devant son coéquipier sans lui jeter un regard. Puis il s'arrêta net en voyant Miyu Izumi sortir à grands pas du Concert Hall, son téléphone portable collé à son oreille. Il se focalisa aussitôt sur elle.



J'arrive tout de suite. Ne faites rien de stupide. Il doit certainement y avoir une autre solution que quelque chose d'aussi extrême.



A l'autre bout du fil, la voix de Yamada était aussi furieuse que terrorisée.



C'est à cause de vous qu'on est dans une telle impasse.



Qui a décidé de me couvrir ? Je ne vous avais rien demandé.



Bien sûr que non : c'était ça où voir tous mes efforts couler avec votre folie. Dépêchez-vous, en tous cas, ou je pourrais faire quelque chose de regrettable.



Le coordinateur raccrocha. La jeune femme était arrivée à sa voiture et chercha ses clefs dans son sac.



Rentre au fort, grand chef, ordonna Jim.



Quoi ? s'exclama aussitôt le gamin.



Tu m'as parfaitement entendu. Tu as assez joué les héros comme ça et dans ton état, tu ne ferais que me ralentir.



Blair réagit comme si on l'avait piqué au vif.



Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. Je suis ton…



Jim avait réagi d'instinct en attrapant son Guide par le menton. Pas le temps de se demander comment celui-ci allait le prendre. Et rien de plus efficace pour le faire taire.



Fais ce que je te dis. Et je vais te demander quelque chose d'encore plus difficile, encore, ajouta Ellison d'un ton de plus en plus précipité : faire des recherches sur ta petite copine Miyu.



Jim, je t'ai déjà dit que…



Je sais. Fais-le. Tu t'en sens capable ?



Le jeune homme cilla.



Tu peux avoir confiance en moi.



Je sais, grand chef, je sais.



Le grand détective ne put résister et lui donna une tape sur la joue. Blair secoua la tête, en faisant une drôle de grimace. Mais Jim se précipitait déjà vers sa camionnette et fila le train de Miyu Izumi.



La filature dura environ une demi-heure. La jeune Nippone avait une conduite plutôt sportive et dans la circulation dense, Jim avait un peu de mal à suivre avec sa camionnette qui manquait de reprise. La jeune femme se dirigeait vers l'Est de la ville, alors que son hôtel se trouvait complètement à l'opposé. Ils pénétrèrent dans une zone industrielle. Jim préféra se décaler d'une allée pour minimiser les risques d'être repéré. Il espérait que ses sens n'allaient pas encore lui jouer un mauvais tour au pire moment. Il aurait dû demander des renforts, mais comme il ignorait en vérité la raison pour laquelle Miyu venait dans un tel endroit, il ne voulait pas rameuter la cavalerie pour rien. Ce n'était tout de même pas prudent, lui souffla une voix qui aurait pu être celle de son Guide. Et il recommençait à jouer les loups solitaires. Peut-être devait-il s'y habituer, si les choses ne s'arrangeaient pas avec Blair. Il se laissa un moment distraire par cette pensée. Reprendre sa vie sans Sandburg ? Comme on rembobinerait un vieux film pour en changer l'histoire ? Mais ça ne marchait pas comme ça. Déjà, il ne voulait pas que l'intrigue change, à part peut-être quelques points du scénario, comme toutes les fois où il avait blessé son coéquipier. Tu ne veux rien changer d'autre dans ta vie ? Pas même les 18 mois passés dans la jungle ? Ellison secoua la tête. Non, même ça, il avait fini par l'accepter, grâce à Blair.



Bon sang, jura-t-il tout haut. Je l'ai perdue !



Mais pas pour longtemps. Il fit aussitôt appel à ses sens et capta un rythme cardiaque, puis deux autres dans le même temps à l'intérieur d'une ancienne fabrique de baignoires.



La Sentinelle se glissa subrepticement à l'intérieur, son ouïe focalisée sur ses proies, tandis qu'elle utilisait ses autres sens pour scanner les lieux. Diverses odeurs lui parvenaient, chimiques, pour la plupart, mais il y avait aussi d'infimes effluves âcres de la peur qui parvenaient jusqu'à elle. Avec un peu de chance, il s'agissait de Yuki.



Comme Jim avançait sur une sorte de passerelle, il entendit un autre bruit qui le surprit totalement, sur sa gauche. Des battements de cœur précipités précédèrent une espèce de grondement et il n'eut que le temps de voir une masse noire se jeter sur lui. Il perdit l'équilibre sous l'impact et se retrouva affalé sur le sol, avec un poids terrible sur la poitrine. Il se débattit pour se dégager et respirer. Il tressaillit en découvrant le visage le plus déconcertant qu'il ait jamais vu. Outrageusement maquillées, les lèvres étaient étirées en un rictus bestial. Les yeux barbouillés de khôl luisaient de façon inquiétante. Des cheveux noirs et crasseux pendaient de chaque côté de cette face tourmentée. Il se dégageait une odeur infecte de cette créature décharnée – Ellison pouvait sentir les côtes sous ses doigts, alors qu'il essayait encore de l'écarter – qui donna la nausée au détective.



Akira, non !



La créature releva la tête. Elle avait un nom ? eut le temps de s'étonner la Sentinelle, avant de profiter de l'inattention de son assaillant pour lui mettre son poing dans la figure. L'autre couina et bondit en arrière avec une souplesse déconcertante. Mais Ellison n'eut pas le temps de récupérer son arme.



Ne faites plus un geste, détective, intima une voix derrière lui. Miyu ! jura-t-il intérieurement. Mais des deux, celui qu'il craignait le plus était l'espèce de fauve qui se tenait devant lui et léchait sa lèvre fendue.



Miyu, n'aggravez pas votre cas, lança Jim à l'adresse de la jeune femme. Cette dernière lui répondit par un ricanement.



Je ne vois pas comment ça pourrait être pire.



En tuant un flic.



Le détective pivota légèrement pour pouvoir regarder la jeune Japonaise, tout en gardant un œil sur l'être efflanqué qui le fixait de ses yeux inquiétants.



Votre arme, faites-la glisser jusqu'à moi, lui intima Miyu en agitant le petit calibre qu'elle tenait fermement dans la main. Jim ne put que s'exécuter. L'arme glissa jusqu'aux pieds de la jeune femme qui se tenait debout devant l'escalier. L'autre issue – le chemin par lequel il était arrivé – était bloquée par l'échevelé. Sachant très bien ce qui l'attendait de toutes façons, la Sentinelle profita de ce que Miyu se baissait pour récupérer son arme, pour bondir vers celui qu'elle avait appelé Akira. Mais Ellison calcula mal son coup. L'autre l'esquiva. Aussi Jim bifurqua-t-il dans sa trajectoire, et au lieu de tomber sur la passerelle, il bascula avec Akira par-dessus la rambarde.



Miyu poussa un hurlement.



Le détective ne dut qu'à ses réflexes de ne pas basculer dans le vide… et à une présence d'esprit incroyable de retenir le fou bariolé par le col de sa chemise. La jeune Nippone se pencha vers eux et tendit la main vers son ami.



Lâchez votre arme, ou je le laisse tomber, dit Ellison.



Vous ne ferez jamais ça ! pâlit la jeune femme.



Vous voulez parier ? C'est ça ou vous me mettez une balle dans la tête.



Miyu secoua la tête.



Et si je vous promets de ne pas vous tuer, geignit-elle.



Il glisse, avertit Ellison.



D'accord, d'accord, je ferai tout ce que vous voudrez, céda très vite la jeune Japonaise. Et elle lança son arme et celle de Jim dans le vide. Akira s'agrippait au bras du détective avec l'énergie du désespoir, tandis que celui-ci le remontait petit à petit, jusqu'à lui permettre d'agripper la rambarde. Mais le policier prit bien soin de rejoindre le premier la passerelle, avant d'aider le Pierrot halluciné à le rejoindre. Miyu se jeta dans ses bras en sanglotant. L'autre ferma les yeux et referma ses bras sur elle, avant de se mettre à pleurer aussi. Jim allait en profiter pour leur passer les menottes, quand il entendit un bruit derrière lui. Le troisième larron entrait en scène. Ellison maudit la jeune femme d'avoir balancé son revolver, car en face de lui se tenait un Toshiro Yamada armé.



Quel spectacle touchant, ricana-t-il, en désignant Miyu et son protégé. Il n'y en a décidément pas un pour rattraper l'autre.



Toshiro, qu'allez-vous…? commença la jeune Japonaise qui fixait avec horreur le pistolet braqué sur elle.



Vous avez tout gâché, et je n'ai pas l'intention de payer les pots cassés.



Alors, vous allez tuer trois personnes d'un coup, intervint Jim.



Oh, mais ce sera facile, voyez-vous. Un regrettable incident. Pendant que vous vous entretuiez, Akira et vous, la malheureuse Miyu a été poussée dans le vide. J'ai pensé à tout, ajouta-t-il en dressant son poing ganté.



Et Yuki ?



Elle aura été tuée par ses ravisseurs. J'hésite encore : je lui fracasse le crâne ou je l'écorche vive. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque. J'ai dû la supporter trop longtemps, elle et ses semblables. Ces petites larves n'ont jamais eu aucune reconnaissance pour mon travail ! persifla-t-il. Tandis qu'il parlait ainsi, Jim sentit de nouveau la sensation de froid lui dresser les poils sur la nuque. En se disant qu'il allait devoir la vie à un fantôme, il se prépara à profiter de l'occasion. Celle-ci ne tarda pas. Une poulie se mit à grincer au-dessus de Yamada, puis une énorme chaîne dégringola du plafond et percuta le Japonais de plein fouet. Le régisseur en eut le souffle coupé. Il lâcha son arme et s'écroula. Mais avant qu'Ellison ait pu faire un geste, Akira se rua vers lui en poussant un hurlement bestial. Yamada qui se redressait à peine, prit le fou à bras le corps et perdit l'équilibre. Cette fois-ci, Akira n'échappa pas à son destin. Il bascula dans l'escalier avec le régisseur. Et atterrit trois étages plus bas, telle une poupée désarticulée. Son regard désespéré fixait Miyu qui n'arrêtait pas de hurler son nom. Sous son coude, le cou de Yamada faisait un angle bizarre.



Jim éprouva une sensation de gâchis écœurante. Il dut attraper la jeune femme par la taille pour l'empêcher de se ruer dans les escaliers. Ignorant ses pleurs, il l'attacha avec ses menottes à la rambarde, avant d'appeler la cavalerie. Puis il se lança à la recherche de Yuki. Miyu était dans un tel état qu'elle ne pouvait lui indiquer où trouver la jeune fille. Mais grâce à ses sens, la Sentinelle ne mit guère de temps à la retrouver. Elle avait été enfermée dans un réduit. Les yeux bandés, tremblantes de peur, elle sursauta quand il s'approcha d'elle en prononçant son nom. Il la détacha et elle se jeta dans ses bras en pleurant.



C'est fini, lui répétait Ellison.



Plus tard, tandis qu'une voiture de police emmenait une Miyu Izumi anéantie au commissariat, et que Simon discutait avec son meilleur détective, on vit arriver en trombe la Volvo de Sandburg. Celui-ci bondit de sa voiture comme une furie et se précipita vers Jim. Il paraissait hors de lui.



Pourquoi est-ce que tu m'as mis sur la touche ? lança-t-il avec hargne à son partenaire, lequel ne s'attendait pas à une réaction aussi violente.



Tu te trompes, Grand Chef.



Ah oui ? Et comment dois-je prendre le fait que tu te sois lancé dans cette cavalcade sans rien me dire ? Tu fais déjà cavalier seul ? Tu m'écartes de ta vie ?



Blair, calme-toi, je t'en prie !



Ellison n'arrivait pas à croire que son Guide était en train de lui faire une scène. Plusieurs policiers se retournèrent en entendant les vociférations du jeune homme.



Tu aurais pu te faire tuer, espèce d'imbécile, gronda ce dernier.



Jim n'osa rien répondre. A la vérité, il était passé très près de la mort et pendant quelques secondes, il se revit dans le vide. Blair avait une sainte horreur du vide et s'il avait appris ce qui s'était passé… Malheureusement, il le saurait tôt ou tard… en lisant le rapport de son coéquipier.



Sandburg, intervint Banks, ce n'est ni le moment, ni l'endroit pour passer un savon à votre partenaire.



Le gamin foudroya le capitaine du regard. Celui-ci n'en revenait pas.



Un partenaire ? Quel partenaire ? Je n'ai plus de partenaire !



Et il fit brusquement volte-face. Avant que la Sentinelle ait pu réagir, son Guide était reparti dans sa voiture.



Il se calmera, tenta de le rassurer Simon.



Je ne l'ai jamais vu aussi furieux, avoua Ellison, perplexe.



Les ambulanciers en avait terminé avec Yuki, laquelle s'en tirait avec quelques bleus et une sacrée frayeur. La jeune fille rejoignit les deux hommes.



Merci, détective.



Elle tendit sa main vers Jim, lequel la serra avec chaleur.



Comment avez-vous fait pour me retrouver ? demanda la petite chanteuse.



Un coup de chance, répondit la Sentinelle en haussant les épaules. Ils se turent en regardant passer le sac noir qui contenait le corps d'Akira.



Je le connaissais, fit Yuki. Il était le leader d'un groupe qui faisait fureur à l'époque, les Stryges.



Et comment a-t-il fini dans un état pareil ? s'étonna Simon. La jeune fille secoua la tête.



Je l'ignore. La dernière fois qu'on a entendu parler de lui, c'était après l'incendie de sa loge. Tout le monde le croyait mort.



On tirera ça au clair plus tard. Vous êtes épuisée, intervint Ellison. Je vous ramène à votre hôtel.



C'est gentil, merci. Et Miyu ? Que va-t-elle devenir ?



Tout dépendra de ce qu'elle nous apprendra au cours de son interrogatoire, répondit Simon. Mais on doit attendre que l'ambassade lui désigne un avocat, ajouta-t-il avec une grimace.



En attendant, conseilla Jim, il faudra la surveiller de très près.



Tu crains qu'elle ne fasse une bêtise ?



Elle en est tout à fait capable. Il faudrait lui appeler un psy.



Je m'en occupe. Toi, tu en as déjà assez fait. Ramène Miss Komura à son hôtel et rentre te reposer. Tu as une mine de déterré.



Jim avait l'impression que cette journée avait été interminable. Trop d'émotions d'un coup. Et ce n'était pas fini. Il vit la voiture de Sandburg en se garant et poussa un long soupir. Il ne rêvait que d'une bonne douche et d'une nuit de sommeil réparateur, mais il lui faudrait d'abord affronter son Guide… et tenter de le calmer. Cela ne s'annonçait pas facile.



Mais il était loin de s'attendre à ça.



Quand il entra dans le loft, il sentit tout de suite que quelque chose clochait. Il mit moins d'une minute à mettre le doigt dessus et quand il se tourna vers la chambre de son coéquipier, il hoqueta en le voyant sortir avec un carton dans les bras. Blair lui lança un regard de défi.



Qu'est-ce que tu fais ? parvint à articuler Ellison.



Tu le vois bien, fit Sandburg d'un ton laconique. Il attrapa un sac près du porte-manteau et le poussa vers la porte, bousculant son partenaire au passage.



Tu ne vas pas t'en aller ?



Son Guide ne lui répondit pas.



Tu ne peux pas me laisser tomber comme ça ! protesta la Sentinelle. Le jeune homme le fixa droit dans les yeux.



J'ai besoin de réfléchir. Et je ne peux pas le faire en restant ici. Il faut… J'ai besoin de prendre de la distance.



Que veux-tu dire par là ?



Je vais louer une chambre… pendant quelque temps.



Mais c'est chez toi, ici ! s'exclama Ellison qui avait l'impression que la foudre s'abattait à ses pieds.



Et j'ai aussi pris quelques jours de vacances.



Simon ne te laissera pas faire. L'enquête n'est pas terminée.



Pour moi, elle l'est. De toutes façons, tu as fait tout le boulot. Et si Simon n'est pas d'accord, je lui présenterai ma démission.



Non… pas ça…



Laisse-moi passer, Ellison, gronda Sandburg. Le grand détective mit un moment avant de réagir, mais il libéra le passage. Blair jeta sa clef sur le meuble près de l'entrée. Le son métallique résonna douloureusement aux oreilles de la Sentinelle. Le jeune homme marqua un temps avant de franchir le seuil.



Je ne pensais pas que te révéler mes sentiments mènerait à un tel gâchis. Au début, j'ai pensé que c'était de ma faute. J'y ai pensé toute la journée. Mais maintenant, je sais que c'est aussi de la tienne. Tu juges les gens sans même leur laisser une chance. On n'a plus qu'à se plier à ton verdict sans rien dire. Eh bien, je préfère tout arrêter avant de devoir me sentir coupable pour ce que j'éprouve.



Puis la porte claqua.



Anéanti, Jim s'appuya lourdement contre le mur. Ses sens suivirent son Guide jusqu'à ce qu'il monte dans la voiture. Quand il démarra, le ronflement du moteur se répercuta dans le crâne d'Ellison, avant de laisser la place à un terrible silence.







































Chapitre 5





Je n'arrive pas à dormir.



Rien n'y faisait. Il se tournait et se retournait dans son lit depuis bientôt trois heures. Il se sentait misérable, parce qu'il se rendait compte d'une chose. D'habitude, quand il avait des insomnies, il se focalisait sur les battements du cœur de Blair pour se laisser bercer et replonger dans le sommeil. Cela marchait à tous les coups. Le problème, en l'occurrence, c'était que son insomnie venait de l'absence de son Guide. C'était sans issue.



Il se mit sur son séant.



Je suis amoureux de toi, Jim…



La Sentinelle bondit hors de son lit.



J'ai besoin de prendre de la distance.



Ellison se prit la tête entre les mains. Il réprima difficilement le gémissement qu'il sentait monter dans sa gorge. Il n'arrivait pas à croire que son Guide pouvait lui manquer autant. Il n'arrivait pas à croire que Blair lui avait fait ça. Il se mit à tourner comme un lion en cage dans sa chambre, avant de finir par descendre. Son regard se focalisa aussitôt sur la porte de la chambre de Sandburg qui était restée ouverte. Il entra dans la pièce et l'examina en détail. Elle était rangée, trop bien rangée. Certaines étagères étaient complètement vides. Le bureau était impeccable : pas de livre resté ouvert, pas de pile de papiers. Jim alla s'asseoir sur le lit. Son odorat se concentra aussitôt sur les parfums qui se dégageaient de cette chambre, à commencer par l'odeur de Blair. Il tira l'oreiller de sous le dessus de lit et le plaqua contre son visage, sans même penser à ce qu'il faisait. Et il respira profondément. C'était comme si tout son corps aspirait ce vestige trop volatile de la présence de Blair.



Je suis complètement dingue, songea Ellison. Au milieu de la nuit, se rendre dans la chambre de son Guide et respirer son oreiller comme s'il prenait sa dose de came. Et en plus, ça ne lui suffisait rien de se rendre à ce point ridicule. Il s'allongea sur le lit et demeura un long moment les yeux fixés au plafond, se demandant ce que son Guide était en train de faire au même moment. Est-ce que je lui manque autant qu'il me manque ?



Bon sang ! jura la Sentinelle tout haut, avant de se mettre brusquement sur son séant, balançant l'oreiller sur le lit et sortant d'un bond de la pièce. Il fut alors frappé par une sensation de froid familière, et eut juste le temps de se retourner quand il entendit la chaîne Hi-Fi s'allumer. Comme il se précipitait pour l'éteindre, les premières notes d'une chanson se firent entendre. Il était déjà devant la chaîne quand une voix commença à chanter dans une langue qu'il ne comprenait pas. Les sons lui disaient vaguement quelque chose. Du japonais, se dit-il. Blair avait dû oublier un de ces Cds de Visual Rock. Pourquoi n'éteignait-il pas cette satanée machine ? Au moment où il se décidait, il sursauta presque en entendant des paroles en anglais



Dry your tears with love



Dry your tears with love



Ellison ne masqua pas sa surprise et se laissa ensuite surprendre par le son puissant d'une guitare. Puis ce fut comme si la voix s'adressait directement à lui, dans une sorte de complainte.



Loneliness your silent whisper



Fills a river of tears



Through the night



Memory you never let me cry



And you, you never said good-bye



Sometimes our tears blinded the love



We lost our dreams along the way



But I never thought you'd trade your



Soul to the fates



Never thought you'd leave me alone



Jim eut l'impression qu'une main glacée se glissait à l'intérieur de sa poitrine et qu'à chaque mot, elle enserrait son cœur. Il se débattit contre cette sensation, eut un nouveau geste pour éteindre la chaîne, mais sa main demeura en suspens. Etrangement, non seulement il écoutait cette chanson, mais il la ressentait avec ses autres sens.



Time through the rain has set me free



Sand of time will keep my memory



Love everlasting fades away



Alive within your beatless heart



Dry your tears with love



Dry your tears with love



Un mouvement dans un recoin de son champ de vision le força à se tourner et il vit alors se former juste devant l'une des portes-fenêtres une silhouette fantomatique. Ses poils se dressèrent sur sa nuque et ses avant-bras. Un fantôme ! Un regard juvénile se posa sur lui et un murmure qu'il n'aurait sans doute pas entendu, s'il n'avait pas été une Sentinelle, le fit frissonner de la tête aux pieds.



C'était une des chansons préférées de Setsuna.



Jim cilla à plusieurs reprises, et le spectre avait disparu, laissant derrière lui comme l'écho de sa tristesse.





Dry your tears with love



Dry your tears with love



Les paroles de la chanson résonnaient encore dans l'esprit d'Ellison, comme il poussait la porte de la salle d'interrogatoire. Miyu Izumi l'attendait en compagnie de son avocat, lequel se leva, serra la main au détective, avant d'annoncer tout de go.



Contre mon avis, ma cliente a décidé de ne pas faire appel à son droit de garder le silence. Elle tient à vous raconter toute l'histoire du début à la fin.



Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? laissa échapper Jim avec étonnement, comme il fixait la jeune femme.



Vous avez essayé de sauver Akira, répondit cette dernière. Et maintenant qu'il est mort, je n'ai plus rien à protéger.



Le grand détective fronça les sourcils. Il prit une chaise et s'installa en face de Miyu. Son avocat reprit sa place à côté de sa cliente.



Akira Chinzei était le leader du groupe des Stryges. Il y a de cela quatre ans, il a été victime d'un accident. Une de ses fans était venue déposer un cierge devant sa loge qui a finalement pris feu. Akira s'en est sorti de justesse, avec des brûlures au second degré, qui l'ont défiguré. La chirurgie esthétique pouvait sans problème réparer ces ravages, mais la médecine n'a rien pu faire pour l'aider à réparer d'autres blessures, à commencer par la perte de sa voix. Il a fait une grave inflammation de la gorge, à cause de la fumée. Il n'a jamais pu rechanter, commença la jeune femme sur un ton professionnel, presque détaché, puis sa voix craqua. Nous…. Nous étions fiancés. J'ai tout fait pour l'aider, mais il m'a repoussée et a commencé à sombrer dans la dépression, puis dans la folie. Il a laissé courir le bruit qu'il était mort (alors que, pendant un temps, il avait songé à un retour "miraculeux" sous les projecteurs) et a disparu de la scène publique. Il a même fini par disparaître de ma vie. Pendant près de six mois, je n'ai eu aucune nouvelles de lui. J'étais folle d'inquiétude. Mais bien que j'ai interrogé toutes ses connaissances, il m'avait été impossible de retrouver sa trace… jusqu'au jour où une jeune fan de Visual Kei a été retrouvée morte dans sa chambre d'hôtel. Elle participait à un festival un peu dans le style de celui de Cascade. Je n'aurais pas prêté d'avantage attention à cette affaire, si cette jeune fille n'avait pas été… celle qui avait mit le feu à la loge d'Akira.



Miyu marqua une pause et but quelques gorgées du verre d'eau qu'on avait mis sur la table.



Pourquoi n'avoir rien dit à la police à l'époque ? demanda Ellison.



Dénoncer l'homme que j'aime ? Si vous aviez connu Akira du temps de sa gloire ! Il était… fascinant. Quand je l'ai rencontré, je travaillais encore sur ma thèse concernant le monde du Visual Rock et j'ai décidé de faire de lui le centre principal de ma réflexion. Nos rapports ont très vite cessé d'être professionnels. Nous passions de plus en plus de temps ensemble. Et j'ai découvert sous sa carapace de star que se cachait un homme hors du commun. Je suis tombée follement amoureuse de lui… et… je le suis toujours. Il me manque tellement !



La jeune Nippone éclata en sanglots. Dans un enchaînement parfait, son avocat lui tendit un mouchoir et elle s'essuya les yeux, en tâchant de se ressaisir. Jim la considérait d'un drôle d'air. Il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'elle était en train de lui faire un numéro, et en même temps, ses sens lui disaient qu'elle ne mentait pas.



J'ai voulu le retrouver, le sauver. Mais c'était comme s'il savait que j'étais à sa recherche. J'ai suivi sa piste dans tout l'archipel japonais, jusqu'au jour où, après avoir été à deux doigts de le retrouver dans un hôtel minable, il a disparu. Plus rien pendant presque un an. J'ignore tout de ce qu'il a fait pendant cette période, puis il a recommencé à tuer.



Et vous à le couvrir, ajouta Jim d'une voix blanche. Continuez, fit-il devant le regard de Miyu.



Il a tué de nouveau, encore lors d'un festival. J'ai mis un moment avant de comprendre son… Comment dites-vous, déjà, dans la police ?



Modus operandi, répondit le grand détective.



C'est ça, approuva la jeune femme d'un hochement de tête. En fait, il s'en prenait à des fans ou à des membres de copy bands qui… qui nous ressemblaient.



C'est-à-dire ?



Pas seulement physiquement, mais dans… leurs rapports. Ces personnes pouvaient juste être des "groupies" ou faire partie d'un copy band, elles étaient venues au Visual Rock un peu comme Akira ou moi. Elles pouvaient s'intéresser aussi aux métiers du show business. Et elles avaient des chances d'arriver à leur but. Akira les attaquait au cours de festivals, de conventions ou autres réunions entre fans, parfois à l'occasion de concerts, donnés toutefois dans des circonstances bien précises. Ainsi, lui-même, au moment de son accident, devait participer à un gala pour rassembler des fonds pour des hôpitaux.



Noble cause, commenta Ellison, ce qui arracha un faible sourire à Miyu.



Cette fois-ci, j'ai pu le trouver avant qu'il n'assassine quelqu'un d'autre. J'ai cru l'avoir convaincu de me suivre, de se faire soigner. Il m'a berné pendant quelques jours, avant de s'évanouir dans la nature. Et cette fois-ci, je n'ai plus eu de nouvelles. Cela a duré presque un an. Entre temps, j'avais tout de même pris le risque d'engager un détective privé, peu scrupuleux, mais efficace. Il avait découvert qu'Akira avait quitté le Japon à bord d'un bateau en route pour la côte ouest des Etats-Unis.



Jim sut, avant même qu'elle ne poursuive, où elle allait en venir.



Ayant compris sa façon de fonctionner, son… modus operandi, j'ai… J'ai…



Vous avez organisé un festival pour l'attirer dans vos filets.



La jeune femme hocha la tête.



J'ignorais si cela allait marcher ou non. J'ai mis toutes mes chances de mon côté, en réussissant, notamment, à obtenir la participation de Yoshiki. Akira… avait une grande admiration pour ce dernier.



Incroyable ! Cette nana ne manquait vraiment pas de culot. Une vraie petite fille de Machiavel. Non seulement, elle avait utilisé l'ancien leader de X-Japan pour mettre au point son plan, mais aussi tous les copy bands qui avaient répondu présents à son appel, de même que les fans, ignorant qu'ils mettaient ainsi leurs vies en danger. Miyu croisa le regard d'Ellison et sut qu'il avait compris. Mortifiée, elle baissa les yeux.



Je me suis servi du festival de Cascade pour arriver à mes fins, confessa-t-elle.



C'est comme si vous aviez mené Shinji et Setsuna droit à l'abattoir, gronda la voix du grand détective, qui serra les poings.



Je pensais… que j'arriverais encore une fois à temps pour empêcher Akira de commettre son meurtre. Mais je ne m'étais pas focalisée sur les bons… fans. Je ne pensais pas qu'il s'attaquerait à ces deux-là. Ils n'avaient… pas le profil.



Parce qu'ils étaient gays ?



Cette question cinglante fit sursauter la jeune Japonaise qui rougit. Elle lâcha un "oui" dans un murmure.



Qu'est-ce que Yamada vient faire dans cette histoire ?



C'est lui qui a découvert Akira, en fait… Il devait être aussi au courant que moi pour les meurtres et tout le reste, il a dit qu'il tenait là une aubaine… pour me faire chanter. C'était un sale cloporte, cracha-t-elle sa colère. Il se croyait au-dessus de tout le monde. Il m'a nargué dès le premier jour et quand il a su qu'il me tenait, il en a profité. J'ignore exactement comment il a fait pour mettre la main sur Akira, il emporte ce secret dans la tombe. J'était prise au piège. Et là-dessus, vous êtes arrivés… Vous et Blair. Quand ce dernier m'a invité à déjeuner, j'ai failli craquer et tout lui dire. Ce qui m'a retenu, c'est que lui aussi avait à se confier. Il a toujours été très bavard, vous savez, ajouta-t-elle avec un sourire qu'elle ne put réprimer. J'ai tout de suite compris que quelque chose clochait et… j'en ai profité. Cela m'a permis de devancer vos actions et d'essayer de vous pousser vers Yamada. Mais j'avais compté sans cette petite peste de Yuki Komura. J'ignorais totalement que Shinji et elle étaient cousins. Elle a complètement faussé la trajectoire que je voulais que Blair suive.



Parce qu'elle devenait gênante, vous avez décidé de la supprimer.



Pas moi, Yamada.



Elle mentait, constata Jim. Elle y était pour quelque chose. Sans doute Yamada avait-il participé, mais elle n'avait pas dû s'opposer à lui. Jim attaqua directement.



Et le fait que Yuki Komura correspondait justement au profil des victimes de Akira, voire au profil de la personne responsable de son accident n'est pas entré dans votre ligne de compte, sans doute ?



Je n'ai rien contre les fans, M. Ellison, ils font partie du système…



Oui, bien sûr, à condition qu'ils restent à leur place, n'est-ce pas ? poursuivit Jim. Melle Izumi, insista-t-il bien sur cette désignation, pour l'instant, ce que vous me dites me fait penser qu'au pire, vous êtes la créature la plus machiavélique que la Terre ait portée et qu'au mieux, vous êtes une espèce de groupie déjantée qui a préféré couvrir le chanteur dont elle était amoureuse, plutôt que de livrer à la police tous les indices qui auraient permis de l'arrêter depuis belle lurette. Dans les deux cas, vous êtes une irresponsable, ajouta le détective, avant que l'avocat de la jeune femme ait pu dire quoi que ce soit.



Vous n'avez pas à insulter ainsi ma cliente, parvint-il à bégayer.



Votre cliente, répliqua Jim en appuyant bien sur le mot "cliente" est directement responsable de la mort de deux adolescents, de la tentative de meurtre sur mon coéquipier – un point qu'il nous reste à éclaircir, précisa-t-il, tandis qu'une lueur meurtrière s'allumait dans son regard – et d'un gâchis sans nom, rien que pour cette affaire. Maintenant, elle essaie de faire porter le chapeau à Yamada. Je veux bien croire que ce dernier n'était pas un ange, mais il n'a pas agi seul. Vos pseudos confessions, Melle Izumi, sont un écran de fumée destiné à cacher qui est le seul et unique responsable dans cette histoire : vous. Je ne doute pas, d'ailleurs, que vous ayez même profité de la folie d'Akira.



Ellison se pencha vers elle.



Avouez : cela vous plaisait, tous ces meurtres.



Ne dites pas n'importe quoi ! s'exclama la jeune Nippone.



Allons, ces groupies qui tournaient autour de votre fiancé, ça ne vous agaçait pas un peu ? Et ensuite, l'une d'elles est responsable de l'accident qui l'a arraché à votre amour. A chaque fois qu'il en éliminait une, vous deviez vous réjouir, en pensant que cela en ferait une de moins pour venir compliquer votre histoire.



Vous inventez n'importe quoi pour discréditer ma cliente, intervint de nouveau l'avocat, offusqué.



Et la petite Yuki Komura représentait exactement le genre de créature que vous exécriez. Vous aviez cela en commun avec Yamada. Autant dire que ce fut l'alliance entre la peste et le choléra. Il n'y a qu'un seul mot qui me vient quand je vous regarde : diabolique. Et moi, les diables, je les mets dans des boîtes… pour très longtemps.



Sur ces mots, Jim se leva de sa chaise, salua l'avocat de la jeune femme d'un signe de la tête et sortit, bien décidé à laisser Miyu mariner longuement dans sa peur et sa rage.



Elle m'a assez manipulé comme ça. Pire… elle a manipulé Sandburg. Et pour ça, surtout, il n'allait pas lui faire de cadeau. Le gamin avait cru retrouver une amie, lui avait probablement confié des choses personnelles le concernant, sans doute pour lui faire comprendre pourquoi il avait renoncé à sa thèse (Jim ne l'imaginait pas agir autrement, avec la franchise qui le caractérisait) et Miyu en avait profité. Des termes fort peu élogieux traversèrent l'esprit d'Ellison, tandis qu'il s'asseyait à son bureau. Le peu de pitié qu'il aurait pu ressentir pour la jeune femme s'était totalement envolé. De ce trio infernal, le seul à plaindre était peut-être bien Akira. Elle aurait dû l'arrêter, fit Jim. Elle l'aimait, rétorqua une autre voix dans sa tête. Oh ! génial, maintenant, j'entends des voix. Ellison s'agita comme s'il voulait chasser un insecte importun.



Un problème, Jim ? le fit sursauter une voix et il leva les yeux vers son capitaine.



Non, ça va, Simon.



Pourrais-tu venir dans mon bureau ?



Le ton de Banks était trop courtois. Jim sentait qu'il allait avoir droit à un sermon ou quelque chose dans le genre. Il ne se sentait pas d'humeur, mais se voyait mal envoyer balader son supérieur. Il se leva et suivit Simon qui referma la porte de son bureau derrière son ami.



Il faut qu'on parle…, commença-t-il d'une voix hésitante.



Si c'est à propos de Sandburg, je préfère ne pas en discuter.



Simon secoua la tête.



Quand il est venu hier et m'a présenté sa demande de congé, j'ai cru tomber des nues. Il m'a présenté cela tout de suite sous la forme d'un ultimatum. J'ai préféré lui accorder ce qu'il voulait, plutôt que de risquer qu'il ne se braque davantage. Cependant… je ne pensais pas que ça en était à ce point ! s'exclama Banks.



J'ai été aussi surpris que toi, fit le grand détective. Hier soir, quand je suis rentré, il avait fait son sac et a claqué la porte du loft. J'étais tellement ahuri que je n'ai presque rien trouvé à lui dire.



Jim se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un énorme soupir.



Je ne sais plus où j'en suis. Après tout ce que nous avons traversé ensemble, je ne pensais pas que cela se terminerait ainsi.



Votre dispute ou le fait qu'il soit amoureux de toi ?



C'est mon Guide, je pensais pouvoir toujours communiquer avec lui. De nous deux, c'est plutôt moi qui n'aime pas le dialogue, qui se réprime. Mais là… C'est comme si, après avoir baissé toutes ses défenses devant moi, Blair… en avait bâti de nouvelles, complètement infranchissables.



La Sentinelle laissa échapper un rire désabusé.



Et depuis qu'il est parti, je me mets à raisonner comme lui. Il me manque, Simon. Une nuit au loft sans qu'il y soit… ça a presque été l'enfer. Mes sens… mes sens me jouent aussi des tours.



Jim se garda de préciser qu'il voyait des fantômes. Son capitaine fronça les sourcils.



S'il y a un problème avec tes sens, il faut que tu lui en parles.



C'est une excuse fumeuse, rétorqua Ellison.



Il doit bien y avoir un moyen pour le faire sortir de sa tannière et venir jusqu'à…



Il fut interrompu par Joël qui frappa à la porte et entra quand Banks lui en donna l'autorisation.



Vous devriez regarder ça, Simon.



Leur collègue alluma la TV. Jim reconnut aussitôt Yuki qui se tenait entre le maire et Yoshiki. Ce dernier ne semblait plus rien à voir avec le pianiste lunaire avec qui la Sentinelle avait discuté. Son visage reflétait une incroyable détermination.



C'est pourquoi il a été décidé que Yoshiki reprendrait la direction du festival…, annonçait le maire sous les flashs et les projecteurs.



Yoshiki-san, une déclaration ? réagit aussitôt un journaliste, apparemment très au fait des manières nippones. Le musicien prit la place devant le micro.



Le festival doit continuer, affirma-t-il avec force. J'ai réussi à convaincre M. Halm – il se tourna un instant vers le maire – de poursuivre cette aventure jusqu'au bout. Nous voulons le faire, ajouta le pianiste, en glissant sa main autour des épaules de Yuki Komura qui rougit jusqu'aux oreilles, en mémoire de Shinji Komura et Setsuna Takahashi. Ces derniers faisant partie d'un copy band de X-Japan, celui-ci n'a plus ni chanteur, ni pianiste. Aussi ai-je décidé de jouer avec le reste du groupe, non seulement en mémoire de hide, mais aussi pour saluer leur souvenir. Nous vous promettons pour ce soir un spectacle dont Cascade se souviendra longtemps.



Un autre journaliste attaqua aussitôt :



Vous voulez dire que vous avez trouvé un chanteur pour remplacer Shinji Komura ?



A la surprise générale, ce fut Yuki qui s'avança pour répondre :



Oui, il s'est présenté de lui-même. Il a tenu à garder l'anonymat, mais a promis qu'il serait présent ce soir, pour rendre un vibrant hommage à mon cousin et à son ami.



Le plan changea pour laisser la place à une jeune journaliste qui commenta la conférence de presse… Mais Jim, Joël et Simon n'écoutaient plus. Ellison était assez surpris. Il savait que le maire n'avait cessé de proclamer depuis la veille que le festival serait annulé, qu'il était impossible de continuer dans de telles conditions, et voilà que ce Yoshiki avait réussi à mettre Halm dans sa poche.



Je me demande quel est son truc, s'interrogea Banks tout haut.



En tous cas, ils vont jouer à guichet fermé, ce soir, à ce qu'on annonce déjà, ajouta Taggart. C'est tout de même un sacré retournement de situation. Et avec tout le tapage qu'on fait autour de ce concert d'ouverture, je regrette presque de ne pas avoir pu acheter de place.



Ellison demeurait silencieux. Si la situation avait été différente, il était certain que Blair aurait réussi à obtenir des places pour ce concert et l'aurait obligé à y assister. D'habitude, il freinait des quatre fers quand son coéquipier voulait l'entraîner dans ce genre de festivités. Et il se rendait compte aujourd'hui qu'il allait le regretter. On frappa de nouveau à la porte. Megan entra à son tour et présenta un pli à Jim.



Un coursier vient juste de l'apporter, et il n'a accepté de le remettre qu'à la condition que je te le donne immédiatement.



Intrigué, la Sentinelle ouvrit la lettre et ce qu'il trouva à l'intérieur le fit ciller à plusieurs reprises. Ses collègues se penchèrent pour voir de quoi il s'agissait. Lentement, Jim sortit un billet pour le concert d'ouverture du festival. Y était joint un mot rapidement griffoné : Pour vous permettre de retrouver votre âme sœur. La signature était en japonais



T'es un sacré veinard, réagit le premier Joël. Un tel billet vaut de l'or. Qui aurait pu te l'envoyer ?



Je l'ignore, répondit sourdement Ellison qui tournait et retournait la lettre et son contenu dans tous les sens, à la recherche d'un indice.



Tiens, fit Connor, je ne vous imaginais pas assister à ce genre de spectacle. Vous êtes sûr de vouloir y aller ?



Comme elle tendait la main vers le billet, Jim le plaqua contre sa poitrine et lui lança un regard noir. La jeune femme en pâlit.



Je quitterai le service plus tôt que d'habitude, ce soir, Simon, annonça le grand détective, avant de se lever et de planter là ses collègues. Ces derniers n'en revenaient pas.



Quelle mouche l'a piqué ? entendit-il Megan s'exclamer.



***



Je suis complètement dingue.



Jim s'arrêta net en voyant la foule qui se bousculait à l'entrée du Concert Hall. Son instinct de Sentinelle s'affola à l'idée de plonger dans cette marée humaine, avec toutes ces odeurs, tous ces sons…



Allons, tu ne peux pas renoncer maintenant.



Il serra les poings et prit une contre-allée en montrant son badge à deux hommes de la sécurité qui voulaient lui barrer la route. Puis il présenta le billet. Il avait un peu honte de profiter ainsi de l'avantage que lui procurait son insigne, mais chassa cette pensée en jetant un regard, par-dessus son épaule, aux fans hurlants et trépignants qui se pressaient derrière des barrières. Il crut que ses sens allaient de nouveau s'affoler, comme des impressions lui parvenaient par vague. Il les repoussa de toutes ses forces, jurant silencieusement contre l'agent de sécurité qui mettait un temps fou à vérifier son billet. Puis il le laissa enfin passer. Ellison se rua à l'intérieur. Mais il s'arrêta net.



Comment vais-je le retrouver dans cette multitude ?



Son regard allait d'un visage à un autre avec un désarroi grandissant. Non ! Il secoua la tête et se força à respirer comme le lui aurait demandé son Guide.



Détective ? le fit revenir une voix à la réalité. Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour rencontrer le regard inquiet et curieux de Yuki Komura. Elle avait revêtu son costume de scène et ressemblait de nouveau à un petit lutin blond. Il remarqua les deux gardes du corps qui la suivaient à quelques pas.



Je ne pensais pas vous voir ici, ajouta la jeune fille avec amusement. En plus, vous avez l'air d'être en enfer. Vous êtes tout pâle.



Je voulais vous venir vous encourager, mentit-il à moitié. C'est vous qui chantez juste après Yoshiki ?



Yuki hocha la tête, les yeux brillants d'excitation.



Yoshiki-san a dit qu'il resterait pour nous accompagner au piano. J'ai l'impression d'être sur un petit nuage rose, ajouta-t-elle avec un large sourire.



Ce n'est pas prudent de rester ici, intervint un des gardes du corps en s'approchant. Il jetait des regards inquiets en direction d'un groupe de fans qui observaient avec insistance la jeune fille.



Il a raison, fit Jim qui les avait aussi remarqués. Vous êtes devenue une star.



On m'a demandé de venir à votre rencontre et de vous dire que ce que vous cherchiez se trouvait dans les coulisses.



Ce que je cherchais ? répéta Ellison avec stupéfaction. Yuki pouffa de rire.



Mais oui… Blair !



Le cœur de la Sentinelle rata un battement.



N'essayez pas d'inventer des excuses bidons, ajouta le petit lutin blond. Je sais bien que c'est pour lui que vous êtes venu. Je sais ce qu'il y a entre vous deux.



Jim sentit qu'il était en train de rougir. Devant une gamine ! Cette dernière éclata de nouveau de rire.



Ne vous en faites pas, je suis au parfum. Shinji aussi, au début, il faisait celui qui ne comprenait rien, qui ne voyait rien…



Le grand détective l'attrapa soudain par les épaules, ce qui fit bondir vers lui les gorilles en costume noir. Mais la jeune fille leur fit signe que tout allait bien. Au même moment, Ellison ressentit la sensation de froid familière. Et Yuki aussi, car elle écarquilla les yeux et pâlit.



Ils sont là…, murmura-t-elle avec des larmes dans la voix. Venez… Elle glissa sa petite main dans la sienne et l'entraîna vers une petite porte qui s'ouvrit sur une sorte de débarras. La jeune fille claqua ostensiblement la porte sur le nez de ses gardes du corps.



Ils me tapent sur les nerfs. En plus, ils n'ont aucun humour.



Elle fixa Jim avec de grands yeux.



Il m'avait dit que vous pouviez le sentir aussi.



Je ne comprends pas, articula Ellison en fronçant les sourcils.



Vous pouvez voir Shinji. Moi, c'est normal, je le considérais comme un grand frère. Et puis, l'histoire de notre famille a toujours été truffée de récits sur les spectres. Mais… vous… Tenshi m'a dit que c'était parce que Shinji et vous aviez besoin l'un de l'autre.



Tenshi ?



Oui, l'esprit… que j'ai invoqué.



Jim se demanda un moment s'il n'allait pas éclater de rire. Puis une phrase lui revint en mémoire :



Allons, le monde des esprits ne vous est pas totalement inconnu.



Il était bien forcé de l'admettre, à moins de nier ce qui s'était passé depuis son séjour au Pérou, ses rêves, son séjour dans le Temple des Sentinelles. Mais il restait un homme pragmatique, un flic. Yuki soupira.



Je vois bien, dans vos yeux, que vous ne me croyez pas. Laissez-moi vous raconter une histoire, en ce cas.



Elle se jucha sur une sorte de caisse et entortilla ses doigts autour d'une mèche blonde de sa perruque.



Ma famille est très ancienne et dans le village dont elle est originaire circulent des histoires à propos d'une… créature que certains appellent le Messager. La plupart des récits le concernant le décrivent comme un être errant et damné, qui aurait commis dans sa vie un acte si terrible que l'entrée dans l'autre monde lui aurait été refusé par le kami, ou divinité, de notre village. Pendant des années, le Messager persécuta les villageois, jusqu'à ce qu'il rencontre un sage qui le remit dans le droit chemin. Il intercéda auprès du kami pour que le Messager ne soit plus tourmenté. La divinité, pour toute réponse, fit une prophétie : le Messager errerait sur la Terre pour créer un pont entre les morts et les vivants, jusqu'à ce qu'il rencontre une âme suffisamment forte pour le délivrer. Cela ne pouvait être le sage et cela ne pouvait être en ces temps. Il faudrait avant que le Messager expie ses pêchers.



Le petit lutin blond marqua une pause.



Le sage a appris aux villageois une invocation pour appeler le Messager afin que ce dernier leur vienne en aide. Puis il est reparti sur son chemin de pèlerinage. Au début, les villageois ne pensaient pas que l'invocation marcherait, jusqu'au jour où une femme la prononça pour sauver son fils. Et le Messager est intervenu immédiatement. Dès lors, il n'a cessé de venir en aide aux habitants de mon village d'origine, et plus particulièrement à ma famille. Cette histoire a fini par être oubliée, mais j'avais une grand-mère qui adorait ces vieilles légendes et qui se rappelait de l'incantation. Elle l'a fait apprendre à tous ses petits-enfants.



Le visage de Yuki devint soudain très grave.



J'ai failli invoquer Tenshi la première fois, à la mort de Hideto, mais j'ai eu peur de ce que je pourrais déclencher. Cependant, j'ai l'impression que le Messager était déjà là, car quand je l'ai appelé après la mort de Shinji – sa voix s'étrangla –, il m'a tout de suite parlé des tragédies qui frappaient ma famille ces derniers temps et a juré qu'il y mettrait fin.



Elle s'arrêta et regarda Ellison.



Quand il est apparu, Tenshi portait une chemise à jabot et un vieux costume noir. Il a de longs cheveux blonds et des yeux gris.



La Sentinelle se contenta de hocher la tête. La jeune fille lui sourit.



Dans notre langue, ajouta-t-elle, son nom signifie Ange. Il a été mon ange gardien et j'ai prié pour qu'il apporte la paix aux âmes de Shinji et Setsuna.



Des larmes remplirent ses yeux.



Ils vont être réunis pour toujours.



Elle fixa de nouveau le grand détective.



Mais pour cela, il va falloir que vous leur donniez un petit coup de pouce.



Moi ? fit Jim d'une voix rauque.



Oui, en vous montrant moins borné. Shinji ne doit pas avoir la tâche facile, avec vous, pour vous faire comprendre…



Comprendre quoi ? gronda la voix de la Sentinelle avec colère. Que… que je dois accepter ce gâchis entre mon partenaire et moi ?



Yuki écarquilla les yeux.



C'est comme ça que vous ressentez le fait qu'il vous aime ? Oh, laissez-moi deviner, fit-elle avec un geste de la main dédaigneux. Vous êtes le genre de type coincé qui s'est laissé emprisonner par de vieux principes et qui a tellement peur de souffrir, de faire souffrir, ou de se tromper, qu'il préfère rester dans son coin, tout seul. Quel cliché ! On croirait le scénario d'un mauvais feuilleton. A votre place, je mettrais mes remords au rancart et je prendrais ce que la vie me donne. Et ne considérez pas ça comme des paroles d'écervelée. Je sais bien que je ne fais pas très sérieux dans mon costume, mais je peux vous garantir que si Shinji reste coincé sur Terre uniquement parce que vous n'êtes pas fichu d'apprécier ce que la vie vous donne, je vous botterai les fesses jusqu'au Japon !



Elle s'était levée d'un bond et toisait de sa petite taille le grand policier qui n'en revenait pas.



Ai-je été claire ? demanda-t-elle en lui tambourinant le sternum avec l'index. Vous feriez mieux de vous dépêcher. Ça va bientôt commencer.



Et elle se précipita vers la porte, l'ouvrit et fila en vitesse, les gardes du corps sur ses talons. Ellison resta là un moment, avant de sortir de l'espèce de cagibis, l'air résolu. Il lui fallut dix bonnes minutes pour se frayer un chemin dans les coulisses où régnait une incroyable effervescence. Certains copy bands voulaient assister bien évidemment à l'ouverture du festival et se donnèrent rendez-vous au balcon où des places leur avaient été réservées. Jim consulta son billet : il y avait un siège lui aussi. Mais il avait décidé de suivre l'étrange conseil de Yuki. Ellison se fit un peu bousculer au passage, mais il parvint à rejoindre le couloir annexe qui conduisait à la scène. Et quand il y fut, il stoppa net.



Il aurait reconnu cette silhouette entre mille.



Son Guide.



Comme saisis d'une volonté propre, tous ses sens se focalisèrent sur le jeune homme, écartant les exclamations, les toussotements et autres bruits qui lui parvenaient des spectateurs qui finissaient de s'installer dans la salle.



L'odeur de Blair : elle lui faisait penser à une chaude journée d'été.



Le cœur de Blair : il battait un peu trop vite, mais résonnait dans sa propre poitrine comme une litanie, une vie qui envahissait tous ses nerfs.



La silhouette de Blair : elle se détachait dans le clair-obscur qui baignait la scène et Jim sentit sa gorge se nouer devant l'impression de solitude qui s'en dégageait.



Mon Guide.



La frustration gagna peu à peu ses autres sens. L'envie de toucher le jeune homme le submergea et un flot de souvenirs s'abattit sur lui sans la moindre pitié.



Blair, blotti dans ses bras, tremblant sous l'effet de la Dorée.



Blair, inerte, trempé, qu'il était allé chercher entre les griffes de la mort.



Blair, stupéfait, qui lui résistait alors qu'il l'attirait avec sa canne pour lui ébouriffer les cheveux.



Blair, son colocataire, son coéquipier, son meilleur ami…



Jim sentait qu'il était sur le point de zoner. Demeurait un sens qui ne pouvait être satisfait, ni par cet éloignement glaçant, ni par des souvenirs impitoyables.



Goûter…



Goûter Blair…



La bouche de la Sentinelle était soudain sèche. Et l'absence qui menaçait de lui faire perdre pied se transforma en douleur. Il serra les poings.



Mais qu'est-ce que tu attends, imbécile, avance !



Il fit un premier pas, puis un autre. Et tandis qu'il avançait, un silence incroyable se fit dans la salle qui fut plongée dans le noir. Sans sa vision hors du commun, le grand détective n'y aurait vu goutte. Mais il était désormais comme une flèche lancée vers son but. Sans y prendre garde, il avait élevé toutes ses perceptions au maximum et grimaça de douleur quand des notes de piano se firent entendre. Cependant, loin de le faire souffrir, elles provoquaient en lui une espèce d'euphorie. Des notes de violons suivirent. Puis tout se tut de nouveau. Même la foule semblait à peine oser respirer.



Alors la silhouette apparut sur la scène, fantomatique. Elle semblait être éclairée de l'intérieur. Vêtue entièrement de blanc, ses cheveux l'auréolant d'or, elle avait tout d'un ange. La multitude poussa un soupir unanime. Jim n'était plus qu'à quelques pas de Blair. Il s'arrêta. Il n'aurait eu qu'à tendre la main pour toucher le dos de son partenaire, perdre ses doigts dans ses cheveux.



Retourne-toi.



Il était sûr que le jeune homme avait perçu sa présence. Il existait un lien, entre eux. Son Guide disait que c'était de l'amour. La Sentinelle secoua la tête. Elle ne se sentait pas le courage de lutter contre cette affirmation. Elle savait juste qu'elle voulait être avec son Shaman.



L'ange commença à chanter. Sa voix était chaude et triste à la fois. Elle ressemblait aux lamentations du vent dans une forêt glacée, elle exprimait la douleur et la supplication d'un cœur torturé.



Crucify my love,



If my love is blind



Crucify my love



If it sets me free



Never know, never trust



"That love should see a color"



Crucify my love



If it should be that way.



Jim frissonna. De nouveau, il avait l'impression que les notes, que chaque parole le transperçaient. Il avança encore d'un pas.



Blair, je t'en prie…



Swing the heartache



Feel it inside out



When the wind cries



I'll say good-by



Tried to learn, tried to find



To reach out for eternity



Where's the answer



Is this forever



Je t'en prie…



Ellison respira longuement l'odeur de son Guide qui intoxiquait la moindre parcelle de ses pensées. Il ferma les yeux, en ayant l'impression que les paroles de la chanson s'inscrivaient dans son cerveau en lettres de feu.



Like a river flowing to the sea



You'll be miles away, and I will know



I know I can deal with the pain



No reason to cry



Son cœur battait à tout rompre. Sur la scène, la lumière jaillit des puissants projecteurs et éclaira non seulement l'ange, mais aussi l'orchestre qui se tenait derrière lui, vêtu de noir. Derrière son piano, Yoshiki avait le regard rivé sur le chanteur et des larmes coulaient sur ses joues. La créature céleste poursuivait sa complainte.



Crucify my love,



If my love is blind



Crucify my love



If it sets me free



Never know, never trust



"That love should see a color"



Crucify my love



If it should be that way



Les bras de Jim se refermèrent sur son Guide. Le jeune homme trembla de la tête aux pieds. La Sentinelle eut l'impression que tout son univers revenait à sa place, comme si les planètes, les étoiles s'alignaient, ou quelque chose d'aussi stupide… et grandiose. Ses sens avides dévoraient tout ce que ce corps serré contre le sien leur offrait. Chaleur…



'Til the loneliness shadows the sky



I'll be sailing down and I will know



I know I can clear clouds away



Oh ! Is it a crime to love ?



Blair… Jim murmura ce nom à l'oreille de son Guide, ses lèvres effleurant son lobe, les boucles qui lui chatouillaient la joue, et avant qu'il ait pu réalisé ce qu'il faisait…



Swing the heartache



Feel it inside out



When the wind cries



I'll say good-by



Tried to learn, tried to find



To reach out for eternity



Where's the answer



Is this forever



Il goûta la peau de son partenaire, lequel sursauta, avant de se blottir un peu plus contre lui. Mais Jim s'en rendit à peine compte, tant il était submergé par la saveur du jeune homme qu'aucun mot ne pouvait décrire. Son cerveau parvenait juste à formuler une pensée : C'est bon. C'est ce qu'il faut. Son coéquipier finit par pivoter sur lui-même, tournant le dos à la scène où l'ange continuait sa complainte, les bras tendus vers le public hypnotisé.



If my love is blind



Crucify my love



If it sets me free



C'était au tour de Jim de trembler comme s'il avait la fièvre. Son partenaire le fixait avec de grands yeux remplis d'interrogations. La Sentinelle lui caressa la joue. Des mots d'excuse se bousculaient dans sa tête, mais il n'arrivait à en formuler aucune. Il se pencha alors et posa ses lèvres sur celles de Blair qui demeurèrent d'abord closes, avant de s'ouvrir lentement.



Oh, mon Dieu !



La Sentinelle resserra son étreinte comme s'il voulait fondre leurs deux corps en un seul. Cette fois-ci, tous ses sens étaient gorgés de la présence de Blair.



Je suis en train de l'embrasser, songea une partie de lui-même, presque détachée de cette scène irréelle.



Never know, never trust



"That love should see a color"



Crucify my love



If it should be that way.



Il en aurait presque hurlé. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'il lui semblait sur le point de s'en évader.



Tu m'as tellement manqué, soupirait-il en buvant le souffle de son Guide.



Ne me laisse jamais plus, réclamaient ses mains qui caressaient le dos du jeune homme.



Pardonne-moi, implorèrent ses lèvres impatientes.



Pardonne-moi, répéta-t-il à voix haute, le front pressé contre celui de son partenaire bouleversé par cette étreinte. Les yeux de Blair étaient clos et ses traits semblaient torturés et ravis. Il lui fallut de longues secondes pour se ressaisir. Et quand il ouvrit les yeux, il murmura :



Rentrons chez nous.



Puis il se blottit de nouveau dans les bras de sa Sentinelle. Cette dernière cilla en voyant deux formes qui se tenaient de l'autre côté de la scène et qui scintillaient comme des rêves. Shinji hocha la tête, son bras glissé autour de la taille de Setsuna. Puis un sourire éclaira ses traits et il s'évapora comme son compagnon, tandis que la scène était de nouveau plongée dans le noir.



Quand les lumières revinrent, l'ange avait disparu. La foule demeura stupéfaite un long moment, avant de laisser éclater son émotion. Un torrent d'applaudissements déferla sur la salle. Mais ni Blair, ni Jim ne l'entendirent.



A suivre dans In Your Arms…