Eros & Psyché



Il était tard, ce soir-là. J'étais en train de lire au fond de ma boutique et j'étais, comme d'habitude, tellement prise par ma lecture, que je n'avais pas vu le temps passer. J'aurais dû fermer la porte et retourner le panneau, pour signifier que ma librairie était fermée. (Je suis une étourdie et mon amie Isabelle m'a souvent dit que cela finirait par me jouer des tours. Elle n'avait pas tort.)


Quand j'entendis la cloche, je sursautai presque. Les clients avaient été rares, cette semaine. Lorsque je vis l'heure, je fronçai les sourcils. Qui pouvait aimer suffisamment la lecture pour venir dans ma librairie à 21h ? Un peu nerveuse, je m'approchai.


Il se tenait contre la porte, les yeux fermés. Ses cheveux étaient trempés, je réalisais alors qu'il pleuvait dehors. Il portait une veste en cuir dégoulinante, une chemise en flanelle bleue, un jean et des baskets. Quand il se rendit compte de ma présence, il ouvrit les yeux et se raidit.


Quelque chose en moi se crispa en croisant son regard. Il avait vraiment des yeux magnifiques. Il ne devait pas être plus vieux que moi, de cinq ou six ans, peut-être. Plutôt mignon, avec ses longs cheveux qui ondulaient jusqu'à ses épaules. Mais son expression était perdue, triste.


(J'ai une très mauvaise habitude : j'aime aider les gens. Cela m'a très souvent causé des problèmes, je me suis fourvoyée dans certaines amitiés à cause de ça, pour en être très mal récompensée. Mais cela ne m'a jamais dissuadé d'aider mon prochain. Après tout, autant être sur cette Terre pour une bonne raison. Je sais bien que je suis insignifiante, mais quand je peux aider, j'ai vraiment l'impression d'exister, que je ne suis pas juste dans ce monde pour le hanter.)


— Est-ce que je peux vous aider ? lui demandai-je simplement. Question anodine, qui eut pourtant l'air de le surprendre.


— Je… voulais juste m'abriter de la pluie.


Je lui souris. J'aimais bien le son de sa voix. Je m'approchai de la porte. Il pleuvait tellement que je ne voyais pas les enseignes des boutiques de l'autre côté de la rue.


— Vous avez eu raison, lui répondis-je, sans le regarder. C'est un excellent endroit pour trouver refuge. Il y a de quoi patienter, ajoutai-je avec un geste vers mes chers livres. Puis je tournais le panneau. Le magasin était fermé. Mon invité eut un geste pour sortir, mais je le retins.


— Attendez que ça se calme. Vous voulez boire quelque chose ? J'ai envie d'un bol de chocolat chaud.


Il me fixa avec étonnement et son regard s'assombrit.


— Je ne veux pas vous déranger.


— J'ai envie de compagnie, ce soir, voulus-je le rassurer.


— Mais vous ne craignez pas…


— Que vous soyez un voleur ? On ne vole pas les livres, en tous cas, pas ceux qui sont chez moi. C'est trop lourd à transporter et ça se revend très mal. Croyez-moi. Et je n'ai encore pas entendu parler d'un serial killer qui s'en prendrait à des libraires. Nous sommes des gens tranquilles, nous, les amoureux des livres. On ne fait pas de bruit, dans ce monde. Alors, personne ne nous embête.


Comme je parlais ainsi, je retournai à la table que j'avais quittée. Il me suivit d'un pas hésitant. Je lui désignai mon vieux fauteuil et passai dans l'arrière-boutique, puis dans mon appartement. Je dus y rester une dizaine de minutes, juste le temps de préparer deux bols de chocolat bien chaud, comme je les aime, et de récupérer une serviette. Lorsque je revins, je vis que mon invité était en train de lire le livre que j'avais laissé. Je lui servais son bol et m'assis sur une chaise à côté de lui. Il continuait de lire et semblait avoir oublié ma présence. Je souris. (J'adore voir cette expression concentrée sur le visage des gens, quand ils sont tellement plongés dans une histoire que toutes leurs émotions passent sur leur visage. Le plus merveilleux, ce sont les enfants.) L'odeur du chocolat finit par lui chatouiller suffisamment les narines pour qu'il daigne enfin porter le bol à ses lèvres.


— C'est mon histoire préférée, lui dis-je en désignant le livre d'un geste de la main. Il le referma et lut le titre.


— Les Métamorphoses d'Apulée.


— J'aime bien la mythologie antique. Et vous ?


— Je m'intéresse plutôt aux cultures précolombiennes.


— Ah, oui, il y a un conte de la Sierra Parima que j'aime beaucoup, qui parle d'un grand singe et d'un jaguar.


Au mot jaguar, je le vis tressaillir.


— Mais Eros et Psyché, c'est autre chose, poursuivis-je. J'aime bien les histoires d'amour impossible. Et celle-ci transcende toutes les autres.


— Pourquoi ?


— Parce que dans un monde comme le nôtre, où l'apparence a tellement d'importance, cet amour-là est le plus beau qui soit. Oups… Je suis une incorrigible romantique, ne pus-je m'empêcher de me moquer de moi-même. (C'est une autre de mes habitudes, quand je me rends compte que je me prends trop au sérieux. Je me suis toujours méfiée de mon orgueil.)


Mon invité ne répondit pas. Sa main caressait distraitement le papier jauni.


— Vous ne voulez pas de votre chocolat ?


Je me rendis alors compte que ses lèvres tremblaient. Je me sentis aussitôt mal à l'aise. (Je n'ai jamais su comment me comporter devant les gens qui pleuraient, moi-même, je le fais rarement en public.)


— J'ai fait une énorme bêtise, me dit-il d'une voix enrouée.


Je savais bien que le moment des confidences allait venir. Il laissa échapper un sourire sans joie.


— Je suis à deux doigts de me confier à une parfaite inconnue, se moqua-t-il de lui-même.


— J'ai cet effet-là sur les gens, me contentai-je de répondre. Vous préférez aller voir un prêtre ? lui demandai-je, plaisantant à moitié.


— Ce que je lui raconterai le ferait bondir au plafond… Et… je suis Juif.


— Oh ! ne trouvai-je rien d'autre à dire. Et qu'auriez-vous de si terrible à lui confesser ?


— Je suis amoureux d'un homme.


Il me regarda un long moment, s'attendant sans doute à ce que je pousse de grands cris. J'étais juste en train de penser : Evidemment, c'est bien ma veine. Le prince charmant frappe à ma porte, et il est gay.


— C'est un flic. On est partenaires, tous les deux. Une excellente équipe. Il y a de cela quelques jours on a… On s'est embrassé pour la première fois. Je croyais l'avoir perdu pour toujours. Il m'a dit avoir fait un rêve étrange et d'après ça, il a su qu'il était amoureux de moi. C'est complètement fou comme histoire.


Sa main se crispa sur le livre.


— J'ai peur. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne suis pas gay.


Difficile de réprimer un sursaut d'espoir à ce moment-là.


— Mais je l'aime, ajouta-t-il avec un regard désespéré. Et j'ai dû le blesser ce soir, en m'enfuyant comme je l'ai fait. J'ai été pris de panique. Je me suis tout d'un coup imaginer passant le reste de ma vie avec lui et ça a été… atroce.


— Il est si horrible que ça ? le questionnai-je.


— Vous rigolez ! On dirait… On croirait…


Il considéra mon livre et acheva avec un sourire piteux :


— On croirait un dieu grec.


— Psyché aussi est une mortelle amoureuse d'un dieu. Un ver de terre amoureux d'une étoile, citai-je en faisant référence à mon poète favori, Victor Hugo. Vous pensez que vous êtes indigne de lui, affirmai-je et il me fixa avant de hocher la tête.


— Pas seulement. Je n'ai jamais eu de vraies attaches. Ma mère… est quelqu'un d'assez spécial, une sorte de hippie qui aime voyager. Elle m'a emmené aux quatre coins du monde. Je suis comme elle. Incapable d'aimer quelqu'un sur la durée. J'ai eu de nombreuses aventures et jamais… je n'ai ressenti ce que j'éprouve avec lui. Cela fait quatre ans que nous sommes amis. C'est la relation la plus durable que j'ai jamais eue… Mon Dieu, je n'arrive à croire que je vous raconte toutes ces choses.


Je pris un air exaspéré.


— J'ai dû être bonne sœur dans une vie antérieure, rétorquai-je en haussant les épaules. Quelle est la différence avec le fait d'aller chez un psy ? Vous tapez à la porte de ce type, vous lui payez une séance, vous vous asseyez sur un canapé et… il ne vous propose pas de chocolat chaud.


Ma réplique le fit sourire. Mon cœur se serra. Ce type avait vraiment un sourire magnifique. Et ça faisait trop mal de ne pas être la personne qu'il fallait pour mériter ce sourire tous les jours de ma vie.


— Vous proposez toujours votre épaule secourable au premier inconnu qui passe ? Ou est-ce que j'ai quelque chose de spécial ? s'enquit-il. Je faillis lui répondre que oui, que je le trouvais mignon. Mais ma vieille conscience me rappela à l'ordre : je risquai juste de le mettre dans l'embarras. Mieux valait s'en tenir à une version neutre.


— Je vous l'ai dit, j'avais besoin de compagnie ce soir. Ma meilleure amie est partie pour le Japon il y a deux jours et d'habitude, je passe des heures au téléphone à discuter avec elle, quand je ne suis pas fourrée dans la caverne d'Ali Baba qui lui sert d'appartement. Et je n'ai pas eu beaucoup de clients cette semaine… Et j'aurais dû fermer ma porte avant de vous laisser entrer.


— Vous êtes une drôle de fille.


La sincérité de sa phrase me fit éclater de rire.


— Ma mère a toujours pensé que j'avais refusé de devenir adulte. Que voulez-vous, je passe trop de temps en compagnie des trolls, des fées, ou en vadrouille sur quelque planète lointaine, pour prendre le temps de grandir.


— Et ça vous plaît, cette solitude ?


Oh ! oh, terrain miné. Je n'avais pas vu qu'il avait dévoilé mon jeu aussi facilement.


— Vous êtes quoi au juste ? Devin ?


— Non, ex-anthropologue. J'enseignais à Rainier.


Il devança la question qui me brûlait les lèvres.


— Pourquoi suis-je devenu flic ? A cause de lui.


— Vous avez dû trouver la perle rare. Ce n'est justement pas mon cas, lui dis-je. Comme vous l'avez dit, je suis une drôle de fille.


— Je ne voulais pas vous vexer, en disant ça, balbutia-t-il.


— Ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude. C'est comme ça depuis toujours. Je me suis même fait une fierté de ne pas agir comme tout le monde. J'ai toujours passé mon temps à lire ou à écrire des livres, au lieu de sortir en boîte. Quant à me trouver un petit ami, j'ai bien essayé, deux ou trois fois. Et j'ai toujours fait le mauvais choix. Tiens, c'est à mon tour de faire des confidences, notai-je en cachant mon malaise sous un rire qui sonnait faux.


— Et quel effet ça fait…? hésita-t-il.


— Quoi donc ? lui demandai-je sans comprendre.


— De vivre parmi les livres.


Celui-là connaissait l'art de la fuite : une minute plus tôt, on parlait de ses problèmes de cœur et maintenant, on parlait de moi


— Comme de réaliser un rêve. On se dit qu'on pourra rester un enfant toute sa vie. Il suffit de piocher dans les étagères – je joignais le geste à la parole –, d'ouvrir au hasard et…


* But in her web she still delights

* To weave the mirror's magic sights,

* For often thro' the silent nights

* A funeral, with plumes and lights,

* And music, went to Camelot :

* Or when the moon was overhead,

* Came two young lovers lately wed ;

* 'I am half sick of shadows' said…


— The Lady of Shalot, termina mon invité.


— Vous connaissez ?


— Ma mère aime beaucoup ce poème. Elle a eu sa période arthurienne et ne jurait plus que par Chrétien de Troyes et Tennyson. Elle a été d'ailleurs à deux doigts de me dégoûter de cet auteur.


— Quel dommage, dis-je en souriant. Votre mère a l'air d'être elle aussi une "drôle de fille."


Mon étrange visiteur se contenta de sourire.


— Je pense avoir eu avec elle une enfance hors du commun. Mais maintenant, je me rends compte de tout ce que je n'ai pas eu… comme un père…


— Des racines, murmurai-je d'un air songeur ; il me regarda d'un air intrigué. J'ai pas mal déménagé, étant enfant. Le seul endroit qui me servait de repère, c'était la maison de ma grand-mère. Quand j'étais petite, je rêvais de l'acheter. Mais ce sont des inconnus qui y habitent, maintenant.


— Le seul endroit que j'ai vraiment appelé "chez moi", c'est le loft… chez… mon coéquipier. J'habitais avant dans un entrepôt. C'était du provisoire. Je ne devais aussi rester chez mon ami qu'une semaine. Et puis, c'est devenu "chez nous." On l'a redécoré ensemble, après le départ de son ex-femme. Ça l'a pris comme ça, un matin. La couleur des murs ne lui convenait plus, il trouvait ça trop froid. Il m'a laissé participer… Je crois que c'était sa façon à lui de dire : "Tu peux rester autant que tu veux." Il n'empêche qu'il m'a mis dehors, un jour. Et je suis mort.


Comme je le regardais sans comprendre, il haussa les épaules.


— Là aussi, c'est une longue histoire.


— C'est que… j'adore les longues histoires, lui dis-je. Quand je choisis un livre, je prends toujours le plus gros, pour rester le plus longtemps possible immergée dans l'univers de l'auteur. Désolée, ajoutai-je en voyant combien il paraissait soudain mal à l'aise, je ne voulais pas.... C'est vous qui voyez…


Mes balbutiements parurent amuser mon invité. Nos regards se rencontrèrent et nous éclatâmes tous les deux de rire… qui se transforma en fou rire. Il nous fallut de longues minutes pour nous reprendre.


— Mon Dieu, dis-je en m'essuyant les yeux, il y avait longtemps que je n'avais pas autant ri.


Je me levai, un peu chancelante, et remit le livre de Tennyson à sa place. Je sentais le regard de mon visiteur d'un soir peser sur mes épaules.


— Merci, murmura-t-il simplement. Je me retournai et le regardai avec surprise. Et je choisis de nouveau la fuite, en me détournant, car je trouvais ses yeux trop brillants, trop bleus.


— Avant que nous n'en venions aux accolades, je vous propose mon canapé.


— Pardon ? réagit aussitôt mon invité.


— Oui, pour dormir. A moins que vous ne vouliez passer la nuit dans ce vieux fauteuil. Je l'ai bien fait une ou deux fois, mais pour le dos, c'est mortel.


— Je…


— Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais vous laisser repartir, dis-je en me penchant vers lui, avec un drôle de sourire. Vous êtes mon hôte et comme le prince dans la Belle et la Bête, je vous autorise à demeurer dans mon château, à condition que vous ne cueilliez aucune des roses de mon jardin.


— Pardon ? répéta-t-il, de plus en plus interloqué.


— Tsst ! tssst ! tssst ! jeune homme, vous ne connaissez pas vos classiques. Lisez Mme de Beaumont et vous comprendrez. Oui, bon, je sais, dis-je en me redressant, mon humour n'est pas fantastique. Je suis comme votre ami. J'ai parfois du mal à dire aux gens ce que je ressens. Je voulais juste… vous offrir mon hospitalité pour cette nuit. Mon canapé n'est pas un quatre étoiles, certes, mais là encore, c'est gratuit. Et avec cet orage – le tonnerre se mit à gronder soudain fort à propos –, je me sentirai plus rassurée. C'est idiot, dis-je d'un air contrit, je déteste le tonnerre. Les éclairs, ça ne me fait rien, mais le tonnerre… C'est le problème, avec une imagination comme la mienne. Oups… Je parle vraiment trop, concluai-je avec une grimace.


— Pas plus que moi… d'ordinaire, m'assura mon invité. Vous êtes sûre… que ça ne vous dérange pas ?


— Regardez mes lèvres – Mon Dieu, comment ai-je osé lui dire ça ? – ABSOLUMENT PAS. Je vais vous chercher une couette et un oreiller, ajoutai-je en faisant volte-face, avant de lui laisser le temps de me remercier. Et j'allai farfouiller dans mes placards pour lui trouver de quoi dormir.


Lorsque je revins, il se tenait au milieu du salon, l'air un peu perdu.


— Désolée pour le désordre. On aurait tort de croire que seuls les hommes célibataires aiment à ce point vivre dans un tel capharnaüm.


— Non, c'est juste que.. ça ma rappelle ma chambre, du temps où j'étais anthropologiste.


— Vous en parlez comme si c'était dans une vie antérieure, lui fis-je remarquer.


— Il y a un peu de ça. Aujourd'hui, ça m'a vraiment l'air d'une autre vie. J'ai revendu la plupart de mes livres…


Il s'interrompit en voyant ma moue.


— Désolée, m'excusai-je, c'est juste… que les livres sont pour moi comme des amis. J'ai même eu du mal à me séparer de mes bouquins de fac. Ils encombrent tout une étagère, là-bas, dis-je en lui désignant un amoncellement de livres, derrière lequel il y avait effectivement une petite bibliothèque.


— Je les ai remplacés par des manuels de procédure… quand je suis entré à l'Académie, expliqua-t-il. Et je n'avais pas de place pour garder les autres dans ma chambre. En plus… je voulais tirer un trait sur tout ça.


— Est-ce que c'était votre passion ?


Ses yeux s'allumèrent.


— Oui, j'adorais la fac et j'adorais enseigner. Mais ce boulot de flic, ajouta-t-il presque aussitôt, c'était vraiment une aubaine. Ils ne voulaient plus de moi, à Rainier. A cause du fiasco de ma thèse. Vous… n'en avez pas entendu parler à la TV ?


— Je regarde à peine les infos. Les journalistes me tapent trop sur les nerfs, à force de déformer la vérité pour en faire un scoop. Je lis parfois les journaux, je navigue aussi beaucoup sur Internet et j'arrive à me tenir au courant. Mais la TV… Mais que s'est-il passé au juste ?


— C'est...


— Une longue histoire, complétai-je en souriant. Et je suis décidément trop curieuse.


— Pas tant que ça. Vous ne m'avez pas encore demandé mon nom.


— Ni vous le mien. Mais est-ce que ça a de l'importance ? Il m'arrive parfois de discuter avec des clients pendant des heures, je ne connais pas non plus leur nom, certains ne reviennent ensuite jamais, mais nous avons passé un bon moment ensemble… en parfaits inconnus. Vous me direz votre nom quand vous en aurez envie. A ce moment-là, je vous donnerai le mien.


— Promis ? me demanda-t-il avec un air de petit garçon.


— Promis, lui jurai-je en hochant la tête. Je déposai mon fardeau sur le canapé et y ajoutai un pyjama en me lançant dans des explications compliquées : C'est à mon père. Il l'a oublié la dernière fois que lui et ma mère sont venus me rendre visite, avec du… linge de corps, bredouillai-je. J'ai aussi une brosse à dents de rechange. N'allez pas croire que… Enfin… Il n'y a personne dans ma vie.


Comme j'allai baisser la tête, honteuse de ma maladresse, je le vis sourire.


— Merci, me dit-il simplement. On va dire… que vous êtes ma bonne fée.


Je réprimai tout juste un soupir. Oui, bien sûr, une fée… le genre qui devient marraine, mais pas mariée. Je notai alors qu'il avait pris le livre d'Apulée avec lui. Il remarqua mon regard et demanda :


— Cela ne vous embête pas si je vous l'emprunte ?


— Bien sûr que non, j'avais de toutes façons l'intention d'aller me coucher avec Victor.


— Victor ? s'enquit aussitôt mon visiteur.


— Hugo, dis-je avec un sourire. Lui et moi nous tenons compagnie chaque soir : je lui vole quelques vers, il me prend mon cœur. C'est juste… un pacte entre auteurs. Apulée devrait conclure le même genre de marché avec vous, si vous le laissez vous guider dans son monde.


— Je vous l'ai déjà dit, mais…


— Je suis vraiment une drôle de fille, achevai-je en riant. Bonne nuit, ajoutai-je, une fois arrivée à la porte de ma chambre. Que vos songes soient doux.


Je refermai ma porte avec mon cœur qui battait la chamade. Quelle idiote ! A quel jeu je jouais exactement ? J'étais soudain en colère contre moi-même. Toujours à vouloir me faire remarquer, à saisir la moindre occasion d'étaler ma science. Je soupirai en me laissant tomber sur mon lit, le regard fixé sur mon tableau préféré, celui de l'Enlèvement de Psyché par Bouguereau. (Je le regarde encore en écrivant ces lignes. J'adore ce tableau. J'aimerais tellement être à la place de Psyché !) Puis, avec un soupir las, je m'allongeai sur mon lit, les yeux grands ouverts, contemplant le plafond.


Je dus finir par m'endormir, car à partir de ce moment-là, tout devint un peu dingue. Une lumière bleue est apparue au coin de mon champ de vision, j'ai tourné la tête et je me suis retrouvée nez à nez avec Geronimo… Enfin, non, pas tout à fait. C'était bien un Indien, mais plutôt d'Amérique du Sud, étant donnée sa tenue. Je fermais les yeux, les rouvrit, me disant qu'il aurait disparu, mais il était toujours là. Je me mis sur mon séant. (Bon, d'accord, j'ai toujours eu l'esprit assez ouvert et vu les quelques petites choses bizarres qui sont arrivées dans ma vie – ne me parlez plus jamais de coïncidences, ça n'existe pas –, mais bon, se retrouver nez à nez avec un fantôme, ça fait un choc.)


— J'ai besoin de votre magie, me dit-il. Oui, évidemment… De quoi parlait-il au juste ? Il désigna alors le livre.


— La magie des mots et la mienne pourront l'aider. Le jeune shaman, ajouta-t-il en voyant mon air stupéfait.


— Vous êtes quoi au juste, parvins-je enfin à articuler.


— Un ami, me répondit-il simplement. Mon nom est Incacha. Il a besoin de vous.


Voilà qui était plutôt direct.


— Vous savez, mon intérêt à moi serait qu'il reste ici pour toujours, lui fis-je remarquer. Il secoua la tête.


— Ce n'est pas ce que vous voulez. Il sera malheureux. Son cœur n'est pas à vous.


— C'est précisément la tragédie de ma vie, dis-je en hochant la tête. Et c'est quoi, votre plan : vous investissez mon corps et vous lui parlez ? Je me fais passer tout d'un coup pour une médium ? Il est déjà à deux doigts de me croire folle.


— Depuis quand vous souciez-vous autant de ce que peuvent penser les autres ?


Un point de marqué. Le fantôme désigna le tableau de Bouguereau.


— Ecrivez-lui une histoire.


Mon expression s'assombrit d'un coup.


— Cela fait des mois que je n'ai rien écrit. Et puis, ça ne vient pas comme ça.


L'Indien s'approcha et posa sa main sur mon front. Je fermai les yeux et aussitôt… je sus ce que je devais écrire. Quand mes yeux se rouvrirent, je croisais le regard du spectre qui sourit et s'évanouit dans les airs.


Alors, j'allumai mon ordinateur et laissai les mots naître au bout de mes doigts.



Je me réveillai en sursaut. Quelqu'un me tenait l'épaule et me secouait. J'ouvris les yeux et rencontrai le regard de mon invité.


— J'ai eu peur, m'avoua-t-il en se redressant. J'ai frappé à votre porte, mais comme vous ne répondiez pas, j'ai décidé d'entrer.


Je louchai plus ou moins sur ses lèvres et essayai de rassembler mes idées. Je réalisai alors que je m'étais endormie devant mon ordinateur. Comme j'allais me lever, je vis les feuilles de papier qui jonchaient le sol.


— Vous avez écrit toute la nuit ? me demanda mon beau prince. Il s'était apparemment lavé les cheveux qui bouclaient autour de son visage rasé, il sentait bon et j'eus une furieuse envie de me blottir dans ses bras.


— Apparemment oui, répondis-je d'une voix pâteuse. Je me baissai ensuite pour rassembler toutes les feuilles. Heureusement que je les avais numérotées. (Mon imprimante a la fâcheuse tendance de cracher les feuilles une fois qu'elle a fini de les imprimer. Je crois qu'elle a mauvais caractère.)


— Et ça vous arrive souvent ?


— Pas vraiment, grognai-je, ce qui eut pour effet de faire rire mon visiteur. Oui, je sais, réagis-je aussitôt. Je ne suis pas brillante au réveil.


— Encore quelque chose que nous avons en commun. Et qu'aviez-vous de si urgent à écrire ?


— Une histoire. Un conte… Ecoutez, laissez-moi juste quelques minutes pour prendre une douche et ressusciter et on pourra en discuter devant un petit déjeuner, OK ?


— C'est vous qui commandez, me répondit mon invité qui me laissa passer, comme je me dirigeai, au radar, vers la salle de bains.


Quelques instants plus tard, je rejoignis mon hôte dans la cuisine.


— Merci de m'avoir réveillé, lui dis-je. Sans vous, j'aurais été en retard pour ouvrir ma boutique.


— Pas de problème. J'ai vu vos horaires d'ouverture et je me suis dit qu'il devait y avoir quelque chose pour que vous ne soyez pas… opérationnelle. J'ai pris la liberté de me préparer un café. Vous en prenez aussi ?


— Non, moi, c'est jus d'orange et croissants… quand il y en a, ajoutai-je en ouvrant la porte du placard pour constater que ce n'était pas le cas. Je me rabattis sur des madeleines.


— Vous ne déjeunez que ça ?


Je remarquai alors les deux tartines qu'il avait déjà préparées.


— Oui, j'ai toujours du mal à avaler quelque chose le matin. Je sais, le devançai-je en levant la main. Le petit déjeuner est le repas le plus important de la journée. Mais ça fait des années que c'est comme ça.


— Alors, c'est quoi cette histoire sur laquelle vous avez travaillé ? me demanda-t-il avant de mordre dans sa première tartine. Je fronçai les sourcils.


— Vous ne perdez pas le nord, vous. En fait… elle est pour vous.


Mon hôte me fixa d'un air stupéfait.


— Pour moi ? Comment ça ?


— Vous connaissez un type qui s'appelle Incacha ?


J'aurais dû attendre qu'il ait fini de boire son café. Il manqua de s'étouffer, lutta un bon moment pour reprendre sa respiration, avant de répondre :


— Vous connaissez Incacha ?


— Non. Il se trouve juste que j'ai rêvé d'un Indien tout droit sorti de la forêt amazonienne, qui m'a dit que je devais utiliser ma magie pour vous aider.


— Votre magie ? Quelle magie ?


— Celle des mots. J'ai bien un arrière-grand-père qui était marabout magnétiseur, mais je ne connais aucun de ses tours. Alors… vous la lirez ?


— Quoi donc ?


— Mon histoire.


Je sentais bien qu'il était fâché. Maudit Indien ! Et moi qui insistais de façon si stupide. Mon prince trop charmant se leva et alla mettre sa tasse dans l'évier. Puis il me regarda un moment, avant de répondre :


— OK, je la lirai, mais après ça, je partirai.


Je fus à deux doigts de crier. Au lieu de ça, je baissais un instant les yeux.


— Je comprends.


— Vraiment ? me demanda-t-il avec une pointe de colère dans la voix.


— C'est ce qu'on appelle un traquenard. Vous croyez tomber sur une "drôle de fille" inoffensive et voilà que sous prétexte qu'un fantôme l'aurait visité pendant la nuit, elle vous écrit une histoire qui doit vous dire comment gérer votre vie. Il y a de quoi être…


— Furieux ?


Il laissa échapper un soupir.


— Ce n'est pas la première fois que cet Incacha intervient de cette façon dans ma vie, dit-il en fronçant les sourcils. Déjà, il a fait de moi un Shaman… Ne me demandez pas ce que ça signifie exactement, je l'ignore. Mais il m'a aussi sauvé la vie… Et je trouve d'ailleurs que depuis qu'il est un fantôme, il a un peu trop tendance à jouer les anges gardiens… Ça a dû vous faire un effet terrible de vous retrouver en face d'un spectre.


Je ne pus réprimer un sourire.


— On peut dire ça. Mais je pensais que je rêvais. C'est seulement dans la salle de bains que j'ai réalisé… Remarquez, ce n'est pas la première fois que je fais ce genre de rêve. Et d'ordinaire, ils sont même beaucoup moins plaisants. Alors… vous ne m'en voulez pas ?


Nos regards se croisèrent et il sourit.


— Non, mais je dois tout de même partir.


Sans un mot, je me levais et allais chercher mon manuscrit dans ma chambre. Quand je revins, mon prince trop charmant était assis sur le canapé. Je lui tendis les feuillets en disant :


— Je serai de l'autre côté. Il est l'heure que j'ouvre mon magasin et puis… je ne veux pas connaître vos réactions avant que vous ayez tout lu.


Et avant qu'il ait pu répondre quoi que ce soit, pour la deuxième fois depuis que je l'avais rencontré, je pris la fuite.

***

La Légende de Tamapú.


Il était une fois, il y a très longtemps, dans un village situé au pied des Andes, un jeune homme nommé Tamapú. Il était le fils du cacique qui régnait sur sept villages, lesquels formaient, jadis, la nation chopec.


Tout le monde aimait le jeune homme pour sa gentillesse et sa grande beauté. Plusieurs jeunes filles du village espéraient en secret pouvoir un jour l'épouser, mais lui semblait davantage intéresser par le monde des esprits. Il passait beaucoup de temps avec le shaman, qui lui apprenaient tout ce qu'il fallait savoir sur le langage de plantes et des animaux.


La mère de Tamapú était morte alors qu'il était enfant. Le cacique avait dû reprendre femme et avait choisi pour épouse la veuve d'un chasseur intrépide mort de la fièvre en laissant derrière lui, outre une épouse accablée, trois fils, qui préféraient quant à eux briller dans les exploits physiques. Ils étaient eux aussi de grands chasseurs.


Pourtant, tout comme les autres hommes du village, ils ne purent rien faire contre la famine qui s'abattit un jour sur la région. Toute la nation chopec en souffrit cruellement. Désespéré, le cacique alla consulter le shaman. Celui-ci conseilla au brave homme de se rendre en un lieu secret, berceau de son peuple, afin d'y interroger les dieux et de leur demander pourquoi ces derniers étaient en colère. C'était un voyage périlleux, mais nécessaire. Tamapú insista beaucoup pour accompagner son père. Il avait un mauvais pressentiment concernant ce périple. Mais ses demi-frères, trop jaloux, et espérant en secret que le cacique ne reviendrait pas et qu'ils pourraient prendre sa place, parvinrent à convaincre leur beau-père que Tamapú était trop jeune pour l'accompagner et que sa science serait bien plus utile auprès des siens, pour seconder le shaman qui devait soigner les malheureux affaiblis par la faim.


Le cacique partit donc seul pour aller questionner les dieux.


Il prit la direction de l'ouest, vers la Grande Montagne. La jungle hospitalière qu'il connaissait se changea peu à peu en un paysage hostile, lui fournissant bien peu d'abris et de nourriture. Pourtant, comme il était courageux, le chef des Chopecs ne renonça pas et poursuivit vaillamment son voyage, jusqu'au soir où le dieu-tonnerre lui-même se dressa face à lui. Il fit éclater toute sa colère dans le ciel. Une tempête terrible se leva. Le brave homme chercha refuge dans une petite grotte, près d'une rivière qui fut bientôt en crue. Pour ne pas mourir noyé, il dut plonger dans les eaux furieuses et nager jusqu'à l'épuisement pour atteindre l'autre rive. Mais des esprits malins, ceux qui amenaient la fièvre, le tourmentèrent tant et si bien qu'à l'aube, le cacique se rendit compte qu'il avait perdu son chemin.


Il erra tout le jour dans une forêt sombre, habitée par des animaux inquiétants. Et il trembla de peur en découvrant une terrible sculpture au milieu d'un bosquet d'arbres : il sut qu'il avait pénétré dans le domaine du dieu-jaguar.


A la fin de l'après-midi, le pauvre homme, assoiffé et affamé, parvint dans une étrange clairière surmontée par le plus étrange des palais qu'il ait jamais vu. Il était taillé dans une roche noire et brillante, qui réfléchissait la lumière du soleil. Il lui fallut marcher longtemps pour en trouver l'entrée. Le lieu semblait particulièrement sinistre, mais il était si désespéré qu'il prit tout son courage pour en franchir le seuil.


Une fois à l'intérieur, le chef des Chopecs découvrit un spectacle stupéfiant. Il en oublia presque sa fatigue et sa faim. Il foulait à présent une herbe verte et tendre, aussi douce qu'une fourure. Des arbres splendides, des fleurs aux couleurs châtoyantes ravissaient sa vue. Le cacique avança jusqu'à un escalier. Il monta les quelques marches et s'arrêta devant une lourde porte qui s'ouvrit lentement devant lui. Hésitant à peine, il entra et fut accueilli par une hôtesse invisible :


"Bienvenue, voyageur. Viens te reposer. Tu trouveras ici réconfort et nourriture."


Des torches s'allumèrent sur sa droite, lui montrant le chemin. Il se laissa ainsi guider jusqu'à une chambre, où il trouva de somptueux vêtements et où il put prendre un bain, puis un repas lui fut apporté. Il se régala en dégustant les mets les plus délicieux qu'il ait jamais mangé. Comme il avait terminé, il demanda à la voix :


"Qui habite en ce lieu ?"


"Un puissant souverain," répondit simplement son hôtesse.


"Vous ne m'en direz pas plus à son sujet ?" s'étonna le cacique.


"Cela m'est interdit. Reposez-vous autant que vous le voulez. Vous pourrez ensuite reprendre votre route."


"Mais je suis perdu !" s'écria le chef des Chopecs. "Je cherche de l'aide. Mon peuple a faim et il me faut demander aux dieux pourquoi un tel malheur nous accable."


"Ce n'est pas en ce lieu que vous trouverez une réponse."


Et il sentit qu'il était de nouveau seul. Perplexe, il décida d'explorer ce palais étrange. La curiosité était plus forte que la fatigue. Comme il allait sortir de sa chambre, il entendit un grondement puissant et se précipita plutôt vers la fenêtre. Il vit alors dans le jardin une créature terrifiante, plus noire que la nuit. Il recula, saisi d'effroi. Tremblant, il se demanda dans quel lieu maudit il avait fini. Il alla trouver refuge dans son lit et ne put dormir de la nuit, repensant sans cesse à l'horrible vision qu'il venait d'avoir.


Au matin, le brave homme fut de nouveau réveillé par le grondement sinistre qui le fit frémir de tout son corps. Il ne pensa alors qu'à une seule chose : quitter cet endroit. Le cujubin n'avait pas encore chanté que le cacique était déjà à la porte et sortait dans le jardin. Mais comme il allait sortir, il se souvint de toutes les plantes extraordinaires qu'il avait vues et d'une en particulier, qu'il avait mangée la veille. Elle pourrait sans doute sauver son peuple de la famine. Poussé par le désespoir et la peur, songeant à tous les amis et proches qu'il avait déjà perdus à cause de cette malédiction, le cacique commit un forfait qui aurait de lourdes conséquences sur son avenir. Il alla voler la plante en question : elle portait des grains dorés et juteux et serait nommée plus tard "maïs." Cachant l'objet de son larcin dans son sac, le cacique prit la fuite, pensant laisser pour toujours derrière lui le palais maudit.


Mais une fois dans la forêt, le chef des Chopecs eut l'impression qu'on l'observait. Une présence le guettait derrière les arbres, il en était certain. Il finit par se dire que c'était les remords. Fatigué, découragé, il s'assit au pied d'un arbre et contempla son butin. Il n'était vraiment pas fier de ce qu'il avait fait.


Il perçut soudain un bruit et vit des feuilles bouger à quelques pas devant lui. Puis il frémit, comme le grondement qu'il avait entendu le matin même se fit entendre :


"Pourquoi m'as-tu volé mon bien ?"


Le cacique se retourna dans tous les sens. La voix ne venait de nulle part, mais il l'entendait clairement dans sa tête.


"Je t'ai offert le gîte et voici comment tu me remercies !"


Comme ces mots étaient prononcés, une forme noire bondit devant le pauvre homme terrorisé. Il reconnut alors le monstre du palais. Son aspect était terrible : il ressemblait au dieu-jaguar, mais sa robe était noire et ses yeux plus bleus que le ciel. C'étaient des yeux terrifiants, hypnotisants.


"Pitié," plaida le chef des Chopecs. "Je suis désolé, mais mon peuple a faim et peut-être cette plante le sauvera-t-il ?"


"Et ne pouvais-tu demander la permission, au lieu de te la procurer de la sorte ? Tu n'es qu'un couard et un voleur !"


La bête sauta sur lui et lui laboura le visage en poussant des grognements terribles. Le pauvre homme se débattit et demanda encore pitié.


"Ecoute-moi," supplia-t-il son persécuteur. "Laisse-moi revenir dans mon village et leur donner la plante. Ensuite, je reviendrai et me livrerai à toi."


"Pourquoi croirais-je un voleur ?" demanda la bête.


"Je prends pour témoin la Lune et le Soleil. Si je mens, que le dieu-tonnerre me foudroie !"


Et comme rien ne se produisit, le monstre fut bien forcé de le croire. Il relâcha son emprise et considéra le cacique de ses yeux de glace.


"Je te laisse trois mois. Si tu ne reviens pas, je rappellerai aux dieux ta promesse et s'ils ne m'écoutent pas, j'irai persécuter les tiens et, pour finir, je mangerai leur cœur sous tes yeux, avant de te dévorer."


Sur ces mots, il disparut.


Se remettant à peine de ses blessures, le chef des Chopecs se remit debout. Il reprit sa route, mais était toujours aussi perdu. Il croisa alors la route d'un tatou, prisonnier dans un trou, qui le supplia de l'aider, en échange de quoi il lui indiquerait la route pour rentrer. Le brave homme accepta et tout le long du chemin, le tatou l'accompagna. Presque arrivé à son village, le cacique s'effondra.


"Je suis maudit," jura-t-il. "Il ne me reste que trois mois à vivre."


"Que racontes-tu donc là ?" lui demanda son compagnon de route.


Le chef des Chopecs lui avoua alors son malheur.


"Je connais la panthère noire. Mieux vaut pour toi que tu tiennes ta promesse. Peut-être alors se montrera-t-elle généreuse et t'accordera-t-elle la vie sauve."


"Mais jamais je ne reverrai les miens ! Il ne me reste que trois mois pour leur faire mes adieux."


"C'est plus que ce que la mort accorde à la plupart des hommes. Allons, ne te désole pas tant. Si tu as invoqué la Lune et le Soleil, ils t'ont certainement entendu et savent de quoi il retourne. Ils t'aideront, le moment venu. Et moi-même, si tu as besoin de mon aide, il te suffira de m'appeler. Mon nom, jadis, était Amarupê. Prononce-le trois fois et je viendrai."


Le cacique remercia la créature d'un geste de la tête, puis il lui dit adieu et s'en retourna parmi les siens.


Son retour fut fêté dans la joie… à l'exception de ses trois beaux-fils qui se voyaient déjà à la tête de son royaume. Tamapú, lui, remarqua aussitôt l'air sombre de son père, lorsque celui-ci alla planter solennellement la plante qu'il avait rapportée de son périple.


Celle-ci devait donner, quelques semaines plus tard, une récolte abondante. Mais durant toute cette période, plus le maïs poussait, plus l'humeur du cacique s'assombrissait. Bientôt, tout le monde faisait en sorte de l'éviter, sauf Tamapú qui, un soir, vint lui apporter un bol de cassarip qu'il avait préparé lui-même avec tout ce qu'il avait pu trouver. Cette nourriture était réellement un repas somptueux, en cette période difficile. Pourtant, le cacique y toucha à peine.


"Tu l'offriras à plus malheureux que moi," proposa-t-il à son fils.


"Je ne pense pas avoir vu sur cette Terre homme plus accablé que vous, père," répondit Tamapú, effrayé par sa propre audace.


"Tu as la même clairvoyance que ta mère," dit le chef des Chopecs, en caressant la joue du jeune homme. "Tu mériterais, plus que tes frères, de prendre ma suite."


Entendant cela, Tamapú frémit.


"Vous parlez comme si vous alliez mourir bientôt."


"C'est en effet le sort qui m'attend."


Et il finit par se confier à son fils qui l'écouta jusqu'au bout sans rien dire.


"Il ne me reste plus que quelques jours auprès de vous. J'ai décidé aujourd'hui de partager mon trône entre tes trois frères. Je sais qu'un avenir bien plus brillant t'attend en tant que shaman. Marikà m'a déjà dit qu'il te voulait comme successeur. "


Mais le jeune homme avait bien d'autres inquiétudes :


" Laissez-moi vous accompagner, le moment venu," supplia-t-il. "Peut-être que ma science pourra vous sauver. Peut-être saurai-je convaincre le monstre noir."


" Non. C'est mon erreur et je l'assumerai jusqu'au bout. A présent, laisse-moi seul."


Tamapú obéit, mais dans son cœur, il savait déjà quoi faire. Sitôt sorti de la hutte de son père, il alla parler au shaman. Il lui demanda s'il connaissait un esprit assez abominable pour enlever aux Chopecs un homme comme son père. Marikà essaya tant qu'il put de le dissuader, quand le jeune homme lui révéla sa volonté.


"Tu briseras le cœur de ton père."


"Mais il sera vivant. Et je trouverai bien une solution pour racheter sa vie au jaguar malveillant."


"Et as-tu pensé à l'avenir du village, comme lui l'a fait ?"


Tamapú, obstiné, refusa d'écouter ses arguments. Il finit par quitter le shaman et alla préparer ses affaires.


A l'aube, il avait quitté le village.



Le jeune homme voyagea longtemps, suivant les indications que son père lui avait données dans son récit. Il gardait toujours la Grande Montagne comme repère. S'il n'eut pas à affronter la colère du dieu-tonnerre, il trembla souvent de peur et de froid. La faim aussi le tarauda. Pourtant, il ne renonça pas et poursuivit vaillamment son périple, jusqu'au soir où il découvrit lui aussi le palais mystérieux. Il fut ébloui par sa beauté et par la sbeauté de son jardin. Il s'y attarda, plus que son père, pour étudier les plantes et la manière dont elles étaient cultivées. Il trouva cela admirable et, tout à son étude, il ne vit pas qu'on l'obervait.


Soudain, Tamapú sentit une présence derrière lui. Il se retourna vivement et fut glacé d'horreur en croisant un regard cobalt. Un grondement le fit frémir. Une voix tonna dans sa tête :


"Qui es-tu et que fais-tu chez moi ?"


"Je suis le fils du cacique qui vous a pris votre bien."


"Ce lâche aurait-il envoyé un enfant pour prendre sa place ?"


"Je ne suis pas un enfant !" protesta aussitôt le jeune homme. "Et je suis venu de ma propre volonté. Je vous donne ma vie, à la place de celle de mon père."


"Qui te dit que ta vie m'intéresse ?" demanda le monstre noir. "Ton père est coupable. Tu n'as pas à prendre sa place."


"Vous devrez vous contenter de moi, ou vous n'aurez personne," jura Tamapú.


"Je te trouve bien présomptueux. Ton père a pris le Soleil et la Lune pour témoins."


"En ce cas, que le Soleil se cache s'il désapprouve ce choix," fit le jeune homme en désignant l'astre qui venait de se lever. Et celui-ci garda toute sa splendeur. Le jaguar noir poussa un cri de dépit.


"Suis-moi," dit-il avant de faire volte-face et de se diriger vers le palais. Et, le cœur battant, Tamapú lui emboîta le pas.


Son hôte étrange l'abandonna aux portes du palais. Intrigué, le jeune Chopec se laissa cependant guider par une voix désincarnée qui lui montra sa chambre.


Epuisé par son long périple, Tamapú ne tarda pas à s'endormir, après s'être restauré. Il ignorait quel serait son sort, et pourtant, il se sentait confiant. Il avait remporté une première bataille : son père était sauvé.


Il se réveilla bien plus tard, alors que la nuit était tombée. Il sentait une présence, tout près de lui, mais il ne voyait rien, tant l'obscurité régnait dans sa chambre. Un souffle lui fit lever la tête et il crut apercevoir la lueur d'un regard. Il se recroquevilla sur lui-même, craignant que le monstre ne soit venu lui prendre sa vie. Mais une voix le rassura :


"N'aie crainte. Tu es mon hôte et je ne te ferai aucun mal."


Tamapú écarquilla les yeux, car il reconnaissait cette voix, même si elle résonnait à présent différemment. Il sursauta quand une main se posa sur la sienne et recula vivement.


"Quel est ce prodige ? Vous étiez un jaguar et maintenant…"


Il leva la main et toucha une épaule, puis un buste.


"Je suis maudit, lui dit son hôte. Dès que la lumière disparaît, je redeviens un homme, mais aussitôt qu'elle revient, sous quelque forme que ce soit, je me transforme en jaguar. Je te fais peur, n'est-ce pas ?" ajouta-t-il en sentant le jeune Chopec trembler. Celui-ci avait du mal à réprimer ses larmes.


"Vous ne me tuerez pas ?"


"Non, j'ai décidé… que j'avais besoin de compagnie. Ce palais, malgré toutes ses splendeurs, m'ennuie. Accepte d'y séjourner à jamais et j'oublierai ma vengeance."


"Et si je refuse ?"


"Je prendrai la vie de ton père, car je ne peux me résoudre à t'enlever la tienne."


"Mais je serai votre prisonnier," rétorqua Tamapú.


"Non, mon invité," répondit son hôte de sa voix la plus douce. "Je te comblerai de bienfaits. Tu ne regretteras pas ta vie passée."


Le jeune homme faillit répliquer que les siens lui manqueraient forcément. Mais il savait ce qui était en jeu. Il décida d'accepter.


"Je serai votre invité, mais n'accomplirai rien contre ma volonté. Dites-moi votre nom."


"Enqueri."


A son tour, Tamapú se présenta. Puis il prétexta sa grande fatigue en espérant que son hôte le laisserait. Il entendit ce dernier pousser un soupir d'une tristesse infinie, avant de quitter la pièce. De nouveau seul, le jeune Chopec se laissa aller à sa tristesse. Cependant, quand l'aube se leva sur son premier jour de captivité, il était résolu à faire bonne figure.


Il quitta sa chambre et suivit un long couloir qui le conduisit à une grande salle où l'attendait un festin. Comme il s'approchait pour se sustenter, il sursauta en remarquant que le jaguar noir se tenait à l'autre bout de la table, allongé de tout son long, sa queue battant dans le vide. Sans le quitter des yeux, l'animal se lécha les babines, puis bondit vers Tamapú. Ce dernier ne put réprimer un mouvement de terreur. Il cria et recula. Le jaguar s'arrêta aussitôt et le considéra avec accablement.


"Pardonne-moi. Je ne voulais pas t'effrayer, juste te souhaiter la bienvenue. Il m'arrive parfois d'oublier combien je peux être repoussant."


Il recula lentement, en émettant un ronronnement apaisant. Le jeune Chopec cessa de trembler et s'en voulut aussitôt pour sa réaction. Il se sentit pourtant rassuré, lorsque la panthère noire eut regagné sa place. Elle n'en bougea pas, tant que Tamapú se restaura. Puis, quand celui-ci quitta la table, elle demanda :


"Puis-je t'accompagner ?"


"Je voudrais juste retourner dans votre jardin."


Le jaguar hocha la tête et suivit Tamapú à distance respectueuse. Au début, le jeune homme regardait souvent par-dessus son épaule, pour s'assurer que l'animal ne s'approchait pas trop. Mais une fois dans le jardin, il oublia cette crainte. Il aimait vraiment beaucoup cet endroit et y passa plusieurs heures, sous le regard vigilant de la panthère noire. Celle-ci était allée s'installer au pied d'un arbre couvert de fleurs écarlates. Et elle semblait prendre plaisir à voir le jeune Chopec si heureux.


Quand vint l'heure du repas, des mets apparurent devant le jaguar qui invita Tamapú à venir manger. Le jeune homme hésita à peine et vint s'installer, profitant de la fraîcheur de l'ombre. Il commença à poser quelques questions, d'abord timidement, sur les noms des différentes plantes. Le jaguar lui répondit avec empressement, visiblement heureux qu'il accepte de lui parler. Puis Tamapú sentit la torpeur le gagner et il s'allongea dans l'herbe. Ses paupières lourdes se fermèrent doucement et il s'endormit. Doucement, lentement, la panthère noire s'approcha, pas trop cependant, pour ne pas effrayer son invité, quand il se réveillerait. Et elle le regarda dormir.


Mais le sommeil paisible de Tamapú se changea bientôt en cauchemar. Il s'agita, gémit… Inquiet, le jaguar s'approcha au moment où le jeune Chopec se réveilla en sursaut. Il se trouva presque nez à nez avec la panthère qui crut tout d'abord qu'il allait se mettre à hurler. Mais tout au contraire, Tamapú lui dit d'une voix très calme :


"J'ai rêvé que j'étais un guerrier puissant, mais mon orgueil était trop grand et les dieux m'ont puni en me condamnant à devenir un animal sous le regard du Soleil."


Le jaguar frémit des oreilles à la queue. Puis il baissa la tête, honteux. Soudain, sans un avertissement, il bondit et disparut dans un bosquet. Stupéfait, le jeune Chopec voulut se lancer à sa suite, mais il réagit trop tard et perdit sa trace.


Le reste de la journée, il le passa seul. Et il se rendit compte que le jaguar lui manquait. Il s'en voulut pour ses paroles : il aurait dû comprendre qu'il avait rêvé d'Enqueri et de sa malédiction. Il avait déjà fait des rêves shamaniques, toutefois, aucun ne lui avait semblé aussi réel.


Il dîna seul et rejoignit seul sa chambre. Le soleil s'était déjà couché depuis longtemps, cependant, il ne vit son hôte nulle part. Il éteignit toutes les torches dans sa chambre et s'assit en tailleur sur son lit. Il ferma les yeux et médita.


"Tamapú."


Le jeune Chopec ouvrit des yeux emplis de sommeil.


"Enqueri ?"


Le jeune homme se mit aussitôt sur son séant. Il ne pouvait voir son hôte, mais sentait sa présence.


"Où étiez-vous ?" demanda-t-il.


"Je dois te dire quelque chose. Ce que tu as vu, c'est mon passé. J'étais jadis un grand cacique. Les gens venaient de très loin pour visiter mon domaine. Mais la notoriété qui devint la mienne me rendit bientôt aveugle et stupide. Je fis constuire ce palais au prix de nombreuses vies humaines et j'obligeai mon peuple à m'adorer comme un dieu. J'ai fini par irriter les demas. Ils m'envoyèrent le dieu-jaguar pour me juger. Il se présenta à moi sous la forme d'un vieux shaman qui me soumit de nombreuses questions. Je fus incapable de lui répondre et, humilié par mon ignorance, je le fis mettre en prison. Il s'en échappa, évidemment et vint me voir, le soir même, pour me présenter le verdict des demas. Il me condamna à l'oubli et à vivre pour toujours tel un animal sous le regard du Soleil, et telle une ombre sous celui de la Lune."


Enqueri demeura silencieux pendant de longues minutes, avant de demander :


"Tamapú ?"


"Oui ?" répondit celui-ci d'une voix tremblante.


"Apprends… Apprends-moi à être bon. Je ne veux plus effrayer les gens, ni les soumettre. Je veux que ce palais revive, comme autrefois. Je me rends compte, depuis que tu es ici, combien la solitude me pesait… Je ne me souviens même plus à quoi je ressemble. Sans doute suis-je devenu monstrueux."


Tandis qu'Enqueri parlait ainsi, Tamapú leva les mains et tâtonna dans les ténèbres. Puis ses doigts tracèrent doucement les traits invisibles de son hôte. Il sentit alors que celui-ci pleurait.


"Je vous aiderai, mais en échange, vous me rendrez ma liberté."


Le cœur battant, le jeune homme attendit la réponse de son hôte.


"Je suis d'accord, mais sache que quand tu partiras, ce jour-là, je cesserai de vivre."


Tamapú fronça les sourcils.


"Pourquoi dites-vous ça ?"


"Parce que tu détiens mon cœur."


Stupéfait, le jeune Chopec ouvrit la bouche, sans rien pouvoir répondre.


"Je comprends", murmura doucement Enqueri. "Cela te dégoûte. Tamapú, as-tu déjà aimé ?"


La réponse du jeune homme se fit un peu attendre.


"Non. Jamais."


"Pourquoi ?" demanda son hôte, surpris.


"On ne s'intéresse à moi que parce que je suis le fils du cacique et l'élève du shaman. Les gens veulent être mes amis pour pouvoir en tirer fierté, pour pouvoir dire qu'ils connaissent quelqu'un d'important. Ils ne s'intéressent pas à moi pour ce que je suis, mais pour ce que je peux leur apporter."


"C'est vraiment ce que tu crois ?"


"Oui," répondit Tamapú avec amertume. Enqueri soupira tristement.


"Alors je te plains, car tu t'es maudit toi-même."


Comme il se levait, le jeune Chopec le retint et lui dit simplement :


"Vous n'êtes pas laid."


Son hôte lui serra la main et s'en alla.


Le lendemain, Tamapú trouva la panthère allongée près de son lit. Elle dormait profondément. Un peu surpris par sa propre audace, le jeune Chopec s'approcha doucement et caressa sa fourure noire. L'animal frémit et ouvrit lentement les yeux.


"Bonjour," dit simplement le jeune homme avec un sourire.


"Pourquoi as-tu fait ça ?" lui demanda le jaguar.


"Je ne voulais pas vous déranger," s'excusa aussitôt Tamapú qui recula, comme la panthère se levait. Elle s'ébroua, s'étira, bâilla et maugréa :


"J'ai eu des réveils moins agréables."


"Vous êtes en colère ? Ai-je fait quelque chose de mal ?"


La voix inquiète de Tamapú fit frémir l'animal qui le fixa longuement de ses yeux de glace.


"Non… C'est juste qu'il y a une éternité qu'on ne m'a pas touché ainsi."


Le jaguar inclina la tête et attendit. Le jeune Chopec tendit vers lui une main tremblante et le caressa entre les deux oreilles. La panthère ronronna de plaisir.


"J'aimerais que tu n'aies pas peur de moi, Tamapú. Je ne te ferai jamais aucun mal. Je donnerais plutôt ma vie pour toi."


"Pourquoi dites-vous des choses pareilles ?"


"Je t'aime."


"Il ne faut pas !" s'exclama le jeune homme en s'éloignant. "Je ne sais même pas ce que c'est qu'aimer."


"Tu t'es pourtant sacrifier pour sauver la vie de ton père. N'est-ce pas une preuve d'amour ?"


"Oui, mais l'amour dont vous me parlez me fait peur. C'est mal."


"Tu offenses le Soleil et la Lune, en disant cela. Jadis, ils vivaient tous deux ensemble, avant de prendre épouses et de vivre à tour de rôle dans leur demeure, devenue trop petite. Mais ils ne parviennent pas à s'oublier : il leur arrive encore de se retrouver dans le ciel pour s'étreindre l'espace de quelques battements de cœur."


Tamapú fronça les sourcils, sceptique.


"Je ne veux pas t'effrayer avec ce que j'éprouve. C'est là. Ça existe et je n'y peux rien. Voici longtemps que je n'avais pas éprouvé quelque chose d'aussi fort. J'avais une épouse, jadis. Mais je n'ai pas su l'aimer. Et après que j'ai été maudit, elle m'a quitté, comme tous les autres… comme toi tu partiras. Pourtant, son départ m'a fait moins mal que l'idée que je puisse ne jamais te revoir."


"Je vous en prie, taisez-vous," supplia le jeune Chopec. Et le jaguar obéit. Le petit déjeuner fut pris en silence. Et quand Tamapú se rendit dans le jardin, la panthère ne le suivit pas. Le jeune homme resta là un long moment, l'air triste. Il aurait aimé pouvoir dire qu'il aimait ou détestait Enqueri. Mais à la vérité, il n'en savait rien. Il aurait dû le haïr, pour avoir voulu tuer son père. Mais il refusait de l'aimer, craignant ce que son peuple dirait de cet amour.

***


Les jours et les semaines passèrent. Plus jamais il ne fut question, entre Tamapú et son hôte, des sentiments que ce dernier éprouvait pour lui.


Mais plus le temps passait et plus le jeune Chopec semblait dépérir. Il avait perdu l'appétit, il sortait de moins en moins de sa chambre et restait parfois des heures, le regard perdu dans le lointain. Malgré tous ses efforts, son hôte n'arrivait pas à le distraire. Il comblait pourtant tous ses désirs… ou presque.


Un soir, alors qu'il venait d'entrer dans sa chambre, Enqueri demanda à Tamapú :


"Es-tu malheureux ?"


Le jeune homme, perdu dans ses rêveries, prit un moment avant de lui répondre :


"Oui."


"Ne me demande pas de te rendre ta liberté, je t'en prie…"


Le jeune Chopec aurait voulu pouvoir regarder l'homme qui voulait être son ami dans les yeux.


"Ma famille me manque, même mes frères, qui ne m'aiment pourtant pas beaucoup. Si tu ne me laisses pas les revoir, je crois bien que je vais mourir…"


"Non !" s'exclama aussitôt Enqueri, en saisissant la main de Tamapú. "Je ne le supporterai pas… Pas plus que de te voir si triste. Pas plus que de te voir partir. Je ne sais pas quoi faire. Dis-moi… Dis-moi ce que je dois faire…"


Le jeune homme soupira.


"Tu m'as demandé de t'apprendre à être bon. Si tu compatissais à ma souffrance, si tu comprenais ce que je ressens, tu me laisserais m'en aller. Je veux juste les revoir !"


Soudain, il sentit le poids d'une arme dans sa main.


"Tu pourrais tout aussi bien me tuer," gronda la voix d'Enqueri.


"Et si… Et si je te donnais ce que tu souhaites ?" demanda le jeune homme.


"Que veux-tu dire ?"


"Si j'acceptais de devenir ton amant, cette nuit, me rendrais-tu ma liberté en échange ?"


"Tamapú, je t'en prie, ne me demande pas ça. Tu sais que je t'aime et que je veux te faire mien. Mais si tu pars…"


"Je reviendrai."


"Vraiment ? Et pourquoi ferais-tu une chose pareille ?"


"Parce que je ne veux pas que tu meurs."


"Tu es cruel avec moi."


"Tu me tortures, toi aussi."


Enqueri demeura silencieux. Un long moment passa, puis il dit :


"C'est entendu. Accorde-moi toute la journée de demain et la nuit prochaine et ensuite, je te laisserai partir. Prends garde toutefois à ne pas m'abandonner trop longtemps, car je te jure que je n'y survivrai pas."


"Pourquoi pas ce soir ?" s'étonna le jeune homme.


"Ce soir… tu m'as fait trop mal."


La voix d'Enqueri se brisa. Il lui fallut un moment avant de reprendre :


"Demain, faisons comme si de rien n'était. Et quand la nuit viendra, je te ferai mien. Ensuite, tu partiras."


Et le jeune Chopec accepta.


Le lendemain, Tamapú se leva plus tôt que d'ordinaire. Il ne voulait pas perdre une seule minute de cette journée. Toute la nuit, il avait fait des cauchemars et en se réveillant, il s'était rendu compte qu'il serait triste de quitter Enqueri… Je ne sais même pas ce que je ressens exactement pour lui, songea-t-il. Ni à quoi il ressemble ? Comment puis-je lui faire confiance, alors que je n'ai jamais vu son visage ? Tamapú s'arrêta net, sur le chemin qui le conduisait à la grande salle. Je ne peux pas partir sans savoir à quoi il ressemble, réalisa-t-il.


Durant toute la journée, le jeune homme se montra amical et plein d'entrain. Il essayait de ne pas penser à ce qui se passerait dès la nuit tombée. Mais il surprenait souvent chez le jaguar noir un drôle de regard, impossible à définir, un regard qui le faisait frémir jusqu'au tréfonds de son être. Il aurait voulu questionner son hôte, connaître son humeur, mais la panthère demeurait obstinément silencieuse. Il n'y avait que ce regard qui finit par mettre Tamapú très mal à l'aise.


Et la nuit arriva, annoncée par l'oiseau au chant triste. Assis en tailleur sur le lit, le jeune Chopec regarda la lumière décroître lentement, puis le soleil disparaître derrière la cîme des arbres. Son cœur était lourd. Il ne savait plus quoi faire. Soudain, le pacte conclu avec Enqueri lui sembla terrible.


Ce que nous allons commettre est contre-nature. Comment peut-il me demander une telle chose ? Veut-il m'entraîner dans la malédiction avec lui ? Veut-il me faire éprouver une telle humiliation que jamais je n'oserai revenir auprès de mon peuple ?


Ou m'aime-t-il vraiment ?


Il redressa brusquement la tête, croyant avoir entendu un bruit. Il devina, à quelques mètres de lui, la silhouette sombre du jaguar qui, lorsque la lumière du jour se fut totalement éteinte, se tranforma lentement. Tamapú ne vit qu'une ombre, mais il sentit un regard brûlant peser sur ses jeunes épaules. La honte lui mit le feu aux joues.


Enqueri s'assit devant lui et lui caressa la joue.


"N'aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal. Je veux juste te prendre dans mes bras."


Et disant cela, il étreignit le jeune Chopec. Ce dernier, paralysé, se laissa pourtant faire. Il sentait la force de son hôte et ses mains finirent par caresser sa peau. Il ne sut pas ce qui le troubla le plus : l'absence du pelage dans lequel il avait déjà plongé ses mains, ou la douceur inattendue sous ses doigts. Enqueri se contentait de le tenir contre lui, sa joue pressée contre celle de Tamapú.


"Il y a si longtemps," murmura-t-il à l'oreille du jeune homme. "Si longtemps que je n'ai pas pu étreindre quelqu'un, si longtemps que je n'ai pas pu faire confiance à ce point. Même avant d'être maudit, j'avais perdu le droit de serrer un autre contre moi. Merci."


Tamapú tressaillit en sentant une larme tomber sur son épaule. Il réagit en serrant Enqueri dans ses bras.


C'est si simple et si terrifiant.


"Tu sens bon, Tamapú," dit encore son hôte. Et ses mains commencèrent à caresser les épaules du jeune Chopec, avant de glisser le long de son dos, pour s'attarder sur ses hanches. La peur affola le cœur du jeune homme qui se raidit à nouveau.


"N'oublie pas ta promesse," lui rappela Enqueri. Et Tamapú sentit les larmes lui brûler les yeux. Il ferma les paupières de toutes ses forces et attendit. Il sursauta quand les lèvres de son hôte se posèrent sur les siennes.


Ce n'est pas bien. On ne doit pas éprouver des choses pareilles.


Mais tout son corps tremblait, et ce n'était pas de crainte. L'impatience et le désir enflammèrent son sang. Il gémit quand Enqueri l'attira contre lui, le forçant à se mettre à genoux et à presser sa poitrine contre la sienne. Quand il sentit le cœur de son amant battre contre le sien, il réalisa que ce dernier avait au moins aussi peur que lui.


"Je ne veux pas te faire de mal," répéta Enqueri. "Mais je t'aime tellement."


Et il l'embrassa de nouveau. Cette fois-ci, Tamapú céda et lorsque leurs souffles se mêlèrent, il fut saisi de vertiges. En lui s'affrontaient un atroce sentiment de culpabilité et une terrible envie de se laisser aller enfin.


"Tu me rends plus ivre que la chicha," dit encore son hôte d'une voix haletante. Et il le força à s'étendre, en s'allongeant sur lui. Tamapú tressaillit en sentant le désir d'Enqueri et il gémit quand ce dernier glissa sa main vers son bas-ventre, puis plus bas encore.


"C'est mal !" s'écria le jeune Chopec, affolé. Il tenta de se redresser, mais son hôte le força à rester allonger.


"Pourquoi dis-tu ça ?" gronda Enqueri.


"Ces caresses sont celle d'un époux pour sa femme et je ne suis pas…"


"Tu es la personne que j'ai choisie et que j'aime."


Enqueri enfouit son visage dans les cheveux de Tamapú.


"Que dois-je faire pour que tu comprennes ?"


Il y avait une telle tristesse dans sa voix que le jeune Chopec sentit sa gorge se nouer.


"Peu importe que je comprenne," dit-il d'un ton résolu. "Je t'ai fait une promesse."


Il écarta les bras et inclina la tête en signe de soumission. Enqueri poussa un hurlement de rage.


"Comment peux-tu croire que je voudrais te faire mien, alors que tu me détestes ?"


"Je ne te déteste pas," balbutia le jeune Chopec, surpris par cette réaction.


"Mais tu ne ressens pas non plus ce que j'éprouve pour toi. Tout juste dois-tu avoir pitié de moi. Je ne veux pas de ta pitié, Tamapú, mais de ton amour ! Je pensais te faire comprendre tout cela ce soir, t'attacher à moi avant que tu ne partes, faire que tu ne m'oublierais jamais et que notre séparation serait aussi cruelle pour toi qu'elle le sera pour moi. Mais tu me mépriseras toujours. Les dieux se sont bien moqués de moi. Ils peuvent se réjouir, à présent : leur vengeance est accomplie, car je suis plus misérable que je ne l'ai jamais été."


Enqueri repoussa le jeune homme. Il trouva refuge à l'autre bout du lit et se recroquevilla. De temps en temps, un sanglot parvenait jusqu'à Tamapú, lequel ne savait comment réagir. La détresse d'Enqueri le touchait en plein cœur. Il resta là un long moment, les bras écartés, le regard fixé dans le noir.


"Va-t-en, Tamapú," lui parvint finalement la voix de son hôte. Comme le jeune Chopec ne réagissait pas, Enqueri bondit vers lui, le bouscula et le fit tomber du lit.


"Ne reviens plus jamais."


Ces mots à peine articulés effrayèrent le jeune homme qui recula précipitamment jusqu'à la porte, avant de se mettre debout.


"VA-T-EN !" hurla Enqueri. Tamapú sentit qu'il pleurait, comme il faisait volte-face et quittait le palais aussi vite que le portaient ses jambes.

***


Lorsque Tamapú arriva à son village, il avait à peine l'apparence d'un être humain. Son corps était couvert de boue, de sang, d'écorchures. Il effraya les femmes et les enfants quand il avança en titubant entre les cases, avant de s'écrouler devant celle de son père. Le cacique sortit de sa demeure avec affolement. Il lui fallut un long moment pour reconnaître son fils. Mais lorsque ce fut le cas, le cœur débordant de joie, il serra ce dernier sur son cœur et manda le shaman, afin que celui-ci vienne soigner le jeune homme.


Tamapú délira pendant de longs jours. Au milieu de ses propos incompréhensibles, les siens reconnurent les mots "jaguar", "palais", "Enqueri" et "trahison."


Un matin enfin, le jeune Chopec revint à lui. Son père était à son chevet. Il embrassa tendrement son fils et le nourrit comme l'aurait fait une mère. En vain, pourtant, il interrogea le jeune homme sur ce qui était advenu de lui pendant toutes ces semaines. A plusieurs reprises, le cacique avait voulu se rendre au palais maudit, mais le shaman l'en avait dissuadé, lui disant qu'il ne pouvait abandonner ainsi ses autres fils et sa tribu pour Tamapú qui était peut-être déjà mort. Cela avait brisé le cœur du brave homme, mais il s'était rangé à l'avis du shaman. Il avait fait son deuil et avait repris sa place de chef.


Un soir que le père et le fils se tenaient tous deux devant leur case, le cacique se tourna vers Tamapú et vit que ce dernier pleurait. Il posa une main sur l'épaule du jeune homme et lui demanda :


"Dis-moi quelle est ta peine."


"Vous allez me haïr, père," lui répondit le jeune Chopec.


"Cela est impossible : tu es la chair de ma chair. Confie-toi à moi."


"Il me manque," souffla Tamapú d'une voix à peine audible. Le chef des Chopecs se raidit, devinant de qui il s'agissait.


"Enqueri ?"


"Oui, le jaguar noir qui a failli vous tuer," répondit le jeune homme en rougissant.


"J'ai réfléchi," dit le cacique d'un air grâve. "Sa colère contre moi était justifiée. S'il avait été un Chopec et que je lui aurais volé son bien, j'aurais été jugé sévèrement par notre peuple. J'ai eu moins de scrupule à le voler que je ne l'aurais fait pour l'un des nôtres. Et cela n'est pas bien. On ne doit pas convoiter le bien d'autrui, qui qu'il puisse être. Si j'avais simplement demandé cette plante extraordinaire, peut-être me l'aurait-il donné."


"Ce n'est pas certain, père."


Et Tamapú de lui expliquer quelle terrible malédiction pesait sur Enqueri. Le chef des Chopecs pâlit. Il prit quelques instants pour réfléchir, avant de répondre :


"Devais-je accabler davantage cette créature en lui dérobant son bien ? Cette malédiction est une histoire entre lui et les dieux. Les humains n'ont pas à intervenir et à agir indignement contre lui."


"Mais père !" protesta le jeune Chopec qui ne comprenait pas la complaisance du cacique. "Cette plante n'est rien à côté de toutes les richesses dont il dispose."


"Tamapú, je suis à la tête de plusieurs villages, je suis respecté, j'ai une famille, quatre beaux fils, et pourtant, quand tu es parti, je me suis senti aussi démuni que si j'avais tout perdu."


Ne trouvant plus d'argument à présenter, le jeune homme avoua enfin :


"Il éprouve pour moi des sentiments contre nature."


"Que veux-tu dire par-là ?" s'inquiéta aussitôt son père.


"Il… Il a voulu faire de moi son compagnon, comme il aurait pris femme."


Le visage du chef des Chopecs s'empourpra.


"T'a-t-il forcé en quoi que ce soit ?"


A présent, Tamapú n'osait plus regarder son père.


"Réponds-moi !" ordonna le cacique, l'air sévère.


Son fils lui raconta alors comment il en était arrivé à faire un marché avec lui, afin qu'Enqueri le laisse revoir les siens. Quand il eut fini, il jeta un bref regard à son père.


"Je comprends maintenant tes cauchemars," lui dit ce dernier. "Alors que tu avais la fièvre," ajouta-t-il devant l'air intrigué de Tamapú, "tu as prononcé plusieurs fois son nom. Et certaines nuits, tes rêves sont si troublés que tu l'appelles encore."


Le jeune Chopec pâlit.


"Père, ce n'est pas ce que vous croyez…"


"Que ressens-tu pour cette créature ?" demanda le cacique.


"Je n'en sais rien," répondit tristement le jeune homme. "Il m'a demandé si j'avais aimé un jour. Et j'ai été triste quand je lui ai répondu que non. Père, pourquoi ai-je si peur de donner mon cœur à quelqu'un ? Et si ce quelqu'un était un homme, un monstre maudit par les dieux, que diriez-vous ?"


"Ne me demande pas de choisir ta route à ta place, Tamapú," l'avertit le cacique.


"Je ne sais pas ce que je dois faire," murmura le jeune Chopec.


"Ton grand-père m'a raconté un jour une histoire, peu connue de notre peuple. Elle est très ancienne et remonte à l'âge où les Chopecs n'existaient pas et où toutes les tribus ne formaient qu'un seul peuple. Cette histoire parle des premiers hommes. Ceux-ci n'étaient ni mâles, ni femelles. Ils avaient quatre bras et quatre jambes. Et pour se déplacer, ils roulaient. Mais un jour, ils mécontentèrent les roi des dieux et ce dernier les coupa en deux, les condamnant pour toujours à vivre dans une terrible solitude. C'est pour cela que de nos jours, les hommes cherchent si désepérément l'autre moitié de leur âme. Et, Tamapú, peu importe que cette âme sœur soit un homme ou une femme : l'important, c'est que l'amour entre les deux soit sincère."


Plus son père parlait et plus le visage du jeune homme devenait sombre.


"Ai-je donc mal fait ?" demanda-t-il d'une voix troublée.


"Pas si le doute était dans ton cœur. Lier sa vie à une autre, cela ne peut se faire dans le mensonge. Il faut être totalement sûr. En outre, tu es jeune, Tamapún, et les circonstances dans lesquelles tu as dû faire ton choix n'étaient pas aisées. Non, mon fils, je ne te condamnerai certainement pas, toi qui as fait preuve d'un si grand courage en te livrant ainsi à cet inconnu."


Tamapú sentit qu'il pleurait. Il cacha son visage dans ses mains. Le cacique posa une main sur son épaule.


"J'ai confiance en toi, Tamapú, tu sauras faire le bon choix."


Le chef des Chopecs se leva et laissa le jeune homme seul.


Mais ni l'un ni l'autre ne s'étaient aperçus qu'on les écoutait : les trois demi-frères se concertèrent pour quelque terrible manigance.


Durant les jours qui suivirent, Tamapú erra telle une âme en peine dans le village. Le shaman, voyant son état, ressentait beaucoup de chagrin pour lui. Il aurait voulu l'aider à trouver enfin la vérité. Il devait de toutes manières trouver une solution ou la mélancolie du jeune homme finirait par attirer le malheur sur les Chopecs : la souffrance appelle la souffrance, si l'on n'y remédie pas. Aussi un soir Marikà invita-t-il Tamapú dans sa case.


"Tu dois te ressaisir," lui dit-il sans embage. "Ne te laisse pas dévorer par le désarroi qui assombrit ton cœur, ou tu perdras ton âme."


Les yeux du jeune Chopec lancèrent des éclairs :


"Vous et mon père, vous me donnez des conseils, mais je ne sais quoi en faire. Dites-moi ce que je dois faire !"


Ces paroles eurent un étrange écho dans la mémoire du jeune homme.


"Tu peux aider Enqueri."


"Comment ?" s'exclama Tamapú et Marikà sut qu'il avait deviné juste.


"En présentant une requête auprès du dieu-jaguar."


L'enthousiasme du jeune homme retomba d'un seul coup. Cette fois-ci, ce fut le shaman qui se mit en colère :


"N'as-tu donc rien appris, tout le temps où tu étais mon élève ? Tu es un shaman. Tu peux invoquer les dieux et leur parler. Tu es la porte entre les deux mondes. A toi de décider si tu veux guider Enqueri vers la rédemption."


"Comment pourrais-je réaliser une telle chose ?" demanda Tamapú.


"Bois cette potion," dit le shaman en lui tendant un bol rempli d'un liquide verdâtre." Elle te transportera dans le monde des dieux et tu pourras te présenter devant le dieu-jaguar. Souviens-toi que ce dema n'est pas des plus conciliants avec les humains. Prépare-toi à subir des épreuves pour gagner sa reconnaissance."


Tamapú hésita.


"Bois ce breuvage ou chasse à jamais cet homme maudit de ton esprit !" gronda le shaman.


Le jeune Chopec tendit la main vers le bol, qu'il prit enfin, avant de le porter à ses lèvres et de boire son contenu d'une traite.


Une soudaine langueur s'empara de lui et tout son corps s'affala. Doucement, tendrement, le shaman l'allongea et veilla sur sa transe.

***


Quand Tamapú reprit conscience, il réalisa qu'il était à genoux devant un trône de pierre. Un visage se pencha vers lui, un visage qui n'était pas humain : c'était le dieu-jaguar.


"Que me veux-tu, jeune humain ?" demanda-t-il d'une voix effroyablement caverneuse. La première réaction du jeune Chopec fut la peur. Il chercha un moyen de s'enfuir, mais quelque chose dans le regard du dema lui permit de reprendre son calme.


"Je veux que vous m'accordiez une vie," dit-il finalement, avec plus d'assurance qu'il n'y paraissait.


"Quelle présomption !" renifla le dieu-jaguar. "Et de quelle vie s'agit-il ?"


"Celle d'Enqueri. Je veux qu'il puisse de nouveau marcher dans la lumière comme un homme."


Le dema se leva, plein de courroux :


"Cet insolent a été puni comme il le méritait. Il a bravé les dieux et a même osé me jeter dans un cachot. Il est arrogant, égoïste et malfaisant."


"Il a changé !" assura Tamapú. "Je lui ai appris la bonté."


"Comment ? Toi, simple mortel, tu aurais réussi à changer le cœur de ce monstre ? Et qu'est-ce qui te fait croire cela ?"


Tamapú raconta alors comment Enqueri lui avait laissé la vie sauve, puis lui avait rendu sa liberté.


"Tu l'as trahi et maintenant, tu viens me réclamer sa vie ?" fit le dema.


"J'ai eu peur et j'ai eu tort. Je veux l'aider."


"Pourquoi, puisque tu lui as refusé ton amour ?"


Rouge de confusion, le jeune Chopec murmura :


"Parce qu'il est toujours dans mon cœur. Je dois l'aider, afin qu'il cesse de me hanter."


Le dieu-jaguar demeura silencieux un long moment, puis dit :


"Approche-toi et vient m'enlever cet insecte qui a niché sous l'ongle de mon doigt de pied. Fais bien attention de ne pas le percer : tu sais que ce sont des femelles pleines d'œufs qui viennent sous la peau pour pondre. Si tu la blesses en la faisant sortir, tous les œufs vont se répandre sous ma peau. Et c'est vraiment TRES désagréable," dit le dieu-jaguar d'un ton lourd de menace. Tamapú savait bien tout cela et prit d'infinies précaution, mais, alors qu'il était sur le point de réussir, le roi remua son pied et le jeune Chopec blessa l'insecte.


"Tu seras châtié, je t'avais prévenu !" s'écria le dema d'une voix acide. Un demi-sourire étirait ses babines.


Le jeune Chopec fut alors saisi par les bras et emporté très loin, dans une forêt où il fut battu par des démons invisibles. Le soleil se coucha et se leva trois fois sur son corps blessé. Il n'avait même plus la force de gémir. Un rat s'approcha de lui :


"J'ai tout vu," lui dit-il, "j'étais derrière le trône. Je sais que le dieu-jaguar a toutes sortes de crèmes miraculeuses pour soigner les plus terribles maux. Je vais aller lui en voler une et je vais te guérir. Ne désespère pas. Attends-moi. Je ne serai pas long."


La lune venait d'apparaître lorsque le rat revint. Il soigna Tamapú et lui donna à boire et à manger. Le dema apprit que le jeune Chopec était toujours vivant. Il lui envoya un messager, sous la forme ibis rouge, qui lui annonça :


"Si tu veux obtenir la vie d'Enqueri, tu devras d'abord réussir une autre épreuve : il te faudra monter en haut de l'abre qui se trouve à l'entrée de cette forêt, attraper le plus gros de ses fruits et me le ramener."


Tamapú fit ce que le dieu-jaguar avait demandé. Pourtant, l'abre était tellement haut qu'il faillit bien ne pas avoir la force d'en atteindre le sommet. Sa volonté de vaincre l'emporta sur sa fatigue et il réussit. Il allait redescendre avec le fruit demandé par le dema, lorsque l'arbre éclata de rire et s'agita dans tous les sens. Le jeune homme dut d'abord lâcher son précieux fruit pour s'agripper des deux mains à ce tronc qui ne cessait de bouger et de grandir. L'invéitable se produisit : il lâcha pied et tomba au pied de l'arbre… sur le fruit qu'il avait cueilli. Découragé, Tamapú sentit qu'il allait pleurer. Arriva un quetzal mâle, qui fut touché par son chagrin.


"Reste-là," lui dit-il. "Je vais te rapporter le fruit que demande le dieu-jaguar."


Et il s'envola jusqu'à la cîme de l'arbre, pour tenir sa promesse. Il déposa le fruit dans les mains du jeune homme qui le remercia avec des larmes dans la voix.


"J'ai entendu parler de toi, Tamapú, et je crois que ton cœur est sincère."


Comme le quetzal disait ces mots, l'ibis rouge arriva. Tamapú lui remit le fruit. L'oiseau disparut et revint peu après en lui faisant part d'une nouvelle requête de son maître : Tamapú devrait sculpter un trône pour le dieu-jaguar, avant le coucher du soleil.


Apprenant cette nouvelle épreuve, le jeune homme faillit de nouveau céder au découragement, mais le quetzal lui dit :


"N'aie crainte, je sais qui pourra t'aider."


Il s'envola et revint peu après avec un pic ocré.


"Mon ami m'a parlé de ton souci," expliqua le nouveau venu. "Et je vais sculpter ce trône pour toi, car je pense que le dieu-jaguar est cruel de te faire subir de tels tourments."


Et le pic ocré se mit au travail. Au coucher du soleil, le trône était prêt. Le dieu-jaguar arriva en personne avec sa suite et ne put cacher sa colère en voyant que Tamapú avait une nouvelle fois réussi. Il se demandait si le jeune Chopec n'était pas le plus puissant shaman qu'il ait jamais rencontré. Le dema imagina alors une autre épreuve, encore plus difficile à surmonter.


"Construis-moi une maison sur la grande pierre qui se trouve au bord de la rivièr, au centre exact de mon royaume. Tu devras utiliser les arbres qui entourent mon palais."


Tamapú partit aussitôt et passa les jours et les nuits suivantes à couper les troncs des arbres les plus durs et les plus beaux et à faire sécher les branchages les plus épais. La pierre, cependant, posait un gros problème : elle n'était pas parfaitement plateet il devait la retailler avant de construire la maison. Il prit un outil qu'il venait de façonner spécialement pour cet usage, mais au premier coup, la pierre se fendit en deux, sur toute sa longueur !


Le jeune homme, désespéré, se laissa tomber par terre. Il ne trouvait aucune solution et songea un instant à se jeter dans la rivière. Apparut alors un dipneuste qui sortit la tête de l'eau et lui dit :


"Ne t'inquiète pas, je vais t'aider."


Puis le poisson disparut dans la rivière. Quelques instants plus tard, Tamapú vit les deux côtés de la pierre se soulever et se recoller. Il recommença à la tailler comme la première fois, mais cette fois-ci, elle résista. Il était fou de joie et ne cessa de travailler ni pour dormir, ni pour manger. Il avait peur, cependant, de ne pas finir à temps. Il appela alors à son secours les caciques à dos jaune qui le regardaient travailler depuis le matin. Ils s'envolèrent en même temps et en quelques heures couvrirent le toît de branchages. La maison était prête !


Le dieu-jaguar fut prévenu et arriva pour inspecter la maison. Comme il la trouvait solide et confortable, il laissa éclater sa colère. Il se tourna vers Tamapú et lui dit :


"J'ignore quel est ton secret, mais peu importe ! Jamais je ne te donnerai la vie d'Enqueri. Elle est à moi. Et d'ailleurs, il est trop tard."


Le dema poussa le jeune homme vers la rivière dont la surface se troubla. Tamapú vit alors ses trois demi-frères, en route pour le palais d'Enqueri.


"Tes frères sont d'excellents chasseurs. Ils auront bientôt le cœur du jaguar noir entre leurs mains."


"Noooonnnn !!!" cria Tamapú qui repoussa le dieu-jaguar et plongea dans la rivière.

***


Le jeune homme se réveilla en sursaut, le corps trempé de sueur, tremblant de tous ses membres. Le shaman voulut le rassurer, mais Tamapú s'emporta contre lui :


"Le dieu-jaguar m'a trompé et par ta faute, j'ai perdu un temps précieux. Mes frères ont quitté le village pour aller tuer Enqueri."


Consterné, Marikà répondit :


"Peut-être est-ce dans l'ordre des choses. Sans doute ton ami ne peut-il être sauvé."


"Je refuse de le laisser mourir !"


Comme il allait sortir de la case, le jeune Chopec se trouva nez à nez avec son père, lequel lui dit tout d'abord de se calmer.


"Je sais qui va pouvoir t'aider."


Et il cria trois fois le nom d'Amarupê. Le tatou apparut aussitôt. En quelques mots, Tamapú lui expliqua la situation. L'animal se mit en colère :


"Le dieu-jaguar est sans cœur. C'est bien pour ça que les autres dieux l'ont choisi afin de juger Enqueri : il fallait une grande cruauté pour le maudire ainsi. Mais nous avons un compte à régler, ce dema et moi. C'est parce que j'ai refusé ses faveurs, il m'a transformé en tatou. Mais j'ai gardé tous mes pouvoirs. N'aie crainte, Tamapú, nous arriverons à temps. Grimpe sur mon dos."


Le jeune homme obéit. Et Amarupê s'élança dans la forêt. Grâce à sa magie, elle allait plus vite que le plus rapide des oiseaux. Et elle transporta le jeune homme jusqu'au palais avant que l'aube ne se lève.


En pénétrant dans le jardin, Tamapú fut stupéfait de voir combien celui-ci avait changé. Les plantes dépérissaient, les arbres avaient perdu toutes leurs feuilles, l'herbe avait jauni. Le palais lui-même semblait être à l'abandon. Soudain, un grondement terrible le fit sursauter. Il reconnut ce cri : c'était Enqueri. Le jeune homme se précipita à l'intérieur.


Quand il arriva dans la salle du banquet, son sang se figea, ses jambes refusèrent de le porter plus avant.


Le jaguar noir était étendu sur la table. Mourant. Il était encerclé par les trois beaux-fils du cacique et ne luttait même pas pour sa survie. L'un des frères était sur le point de décocher sa flèche.


"Non !" cria Tamapú.


Il se précipita et s'interposa entre ses frères et la panthère.


"Il faudra me tuer d'abord," jura le jeune homme.


"Ce n'est pas un problème," ricana l'un des chasseurs. "Nous pourrons dire à notre père que nous n'avons rien pu faire, que tu as pris la flèche destinée à ce monstre. Ainsi, nous aurons sa richesse et l'héritage de notre père pour nous tout seul."


"Cet héritage, je vous le laisse. Notre père avait décidé de partager son royaume entre vous trois, de toutes manières. Quant aux richesses de ce palais, vous voyez comme moi qu'elles ont disparu."


Tout était effectivement en ruines autour d'eux. La grande salle avait été dépouillé de ses superbes ornements.


Mais la cruauté du dieu-jaguar habitait le cœur des trois frères qui refusèrent d'entendre raison. Amarupê devina là un subterfuge de son pire ennemi et se décida à intervenir. Elle se précipita vers les trois chasseurs et leur fit perdre l'équilibre. Elle leur arracha ensuite leurs arcs et les réduisit en pièces. Quand ils furent hors d'état de nuire, elle prononça quelques paroles magiques et les trois frères furent transformés en urubus qui s'envolèrent en poussant des cris sinistres. La femelle tatou se tourna ensuite vers Tamapú :


"N'aie crainte, l'enchantement ne durera pas. Ils retrouveront bientôt leur apparence humaine. Je n'ai pas la puissance du dieu-jaguar. Je crois néanmoins que te voilà débarrassé de tes frères. Je te laisse, à présent. Il règne dans ce palais une énergie effrayante et cela affecter mes pouvoirs."


Une fois seul, le jeune homme se précipita vers Enqueri. Ce dernier respirait faiblement. Il n'arrivait même plus à lever la tête. Ses yeux étaient presque clos.


"Je t'en prie, ne meurs pas," le supplia le jeune Chopec en prenant tendrement sa tête entre ses mains et en le couvrant de caresses. "Je suis désolé. Pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire souffrir. Mais j'avais peur. Tellement peur…"


"Pourquoi es-tu revenu ?" lui parvint la voix très faible de son ami.


"Je ne veux pas te perdre," lui répondit Tamapú.


"Il est trop tard. Je suis trop faible. La vie me quitte."


"Non ! Je ne te laisserai pas faire, tu m'entends ! J'irai te chercher jusqu'au royaume des morts, s'il le faut. Mais tu ne me quitteras pas !"


"C'est toi qui m'as quitté, Tamapú. Et avec toi, ma vie s'en est allée. Tout est en train de mourir autour de moi. Je ne veux plus lutter."


Les paupières du jaguar se fermèrent lentement, mais inexorablement. Tamapú eut beau le supplier, rien n'y fit. Le jeune homme sentit que son cœur se brisait. Jamais il ne pourrait vivre sans Enqueri.


"Si tu meurs, je mourrai avec toi," lui jura-t-il. Mais son ami ne l'entendait déjà plus. Les battements de son cœur devenaient de plus en plus lents…


"Nooooooooonnn !! Je t'en prie !! Je t'en supplie, Enqueri, ne me laisse pas tout seul."


Il s'allongea sur le corps de la panthère, avant de murmurer à son oreille :


"Je t'aime."


Et il ferma les yeux, persuadé qu'il mourrait en même temps que son ami.


Il entendit des battements d'ailes et tourna la tête, pour voir deux perroquets au plumage multicolore qui, sous ses yeux, se transformèrent en deux superbes jeunes femmes.


"Ton vœu est exaucé, Tamapú," lui dit l'une d'elles. "Nous connaissons ton histoire et après avoir appris quel tour t'avait joué le dieu-jaguar, nous avons décidé d'intercéder pour toi auprès de nos époux."


"Nous sommes les femmes du Soleil et de la Lune," ajouta sa compagne. "Même s'ils nous ont épousées, ils n'ont jamais réussi à s'oublier l'un l'autre et votre histoire ressemble à la leur. Ils connaissent l'amertume de la séparation et pensent en outre qu'Enqueri a compris la leçon."


"Nous avons réussi à les convaincre. A présent, regarde ton ami avec ton cœur."


Plein d'espoir, le jeune homme obéit. Son cœur rata un battement.


A la place du jaguar agonisant se trouvait un beau guerrier endormi.


"Nous devons partir, à présent. Nos époux nous attendent. Vivez heureux et ne laissez plus la peur vous séparer."


Les deux jeunes femmes redevinrent des oiseaux et s'envolèrent.


Retenant son souffle, Tamapú se pencha vers Enqueri et déposa un baiser sur ses lèvres. Effrayé par sa propre audace, il attendit, le sang battant furieusement contre ses tempes, que son compagnon se réveille.


Lentement, Enqueri ouvrit les yeux et cilla, ébloui par la lumière du jour et le sourire du jeune Chopec.


"Tout va bien," lui dit ce dernier en posa sa main sur la sienne. Enqueri réalisa alors qu'il n'était plus un jaguar.


"Mais…! Il fait jour, pourtant… Comment…?"


"La malédiction a été levée. Les dieux t'ont pardonné… Enfin, pas tous."


Comme il disait ces mots, le dieu-jaguar apparut, l'air dépité et furieux.


"Très bien. Tu as gagné la vie de ton ami. Mais j'ai mon mot à dire, moi aussi."


Il s'approcha d'Enqueri. Tamapú voulut s'interposer, mais son compagnon l'en empêcha. Il fit face au dema et s'inclina devant lui.


"Je suis votre serviteur. Je sais que je n'ai pas payé ma dette envers vous."


"En effet," répondit le dieu-jaguar d'un ton hautain. "Aussi ai-je décidé que tu deviendrais une Sentinelle."


"Une quoi ? demanda Tamapú, inquiet.


"Un gardien qui devra veiller sur les Chopecs. Tu as voulu leur enlever leur chef et leur shaman," poursuivit le dema, en s'adressant à Enqueri. "Sans eux, ils auraient été en grand danger. Désormais, tu les protégeras. Tu seras leur Sentinelle. Tu devras surveiller l'approche de l'ennemi, le changement du temps, les déplacements du gibier. La survie de la tribu dépendra de toi."


"C'est une grande réponsabilité," constata Enqueri qui resta silencieux un long moment, avant de dire : "Je l'accepte."


Le dieu-jaguar hocha la tête.


"Le shaman sera là pour t'aider. Il sera ton Guide. Vous ne faites plus qu'un, toi et lui, maintenant. Les sens que tu possédais lorsque tu étais jaguar font toujours partie de toi. Le Guide sera là pour t'aider à les contrôler.


Avant de partir, le dema ajouta :


"Il y aura toujours un Guide et sa Sentinelle."


Puis il disparut.


Perplexe, Tamapú se tourna vers Enqueri. Ce dernier le regarda aussi et lui sourit. Et dans ce sourire, le jeune homme puisa la force de croire en l'avenir.


On raconte que depuis, le Shaman et la Sentinelle vont dans la vie main dans la main. L'un ne peut être sans l'autre.

***


Je n'aurais jamais dû faire ça…


J'étais, à la vérité, la plus malheureuse des créatures sur Terre. Depuis le début de la matinée, je n'étais pas vraiment à ce que je faisais. Je guettais les bruits venant de mon appartement… : des imprécations peut-être. Mais il restait silencieux. Et moi, je me rongeais les sangs.


Comment avais-je osé lui faire lire une histoire pareille ? J'avais désormais l'impression d'avoir enfoncé une porte interdite, de jouer les donneuses de leçon, à travers cette histoire. Un banal conte… qu'il ne me viendrait pourtant pas à l'idée de faire lire à des enfants. Au milieu de mes livres, je n'arrêtais pas de chercher toutes les raisons possibles à mon acte. L'intervention du fantôme indien ne suffisait pas à expliquer ce que j'avais fait.


N'y tenant plus, je me levai, passai dans l'arrière-boutique et m'arrêtai net.


Mon invité avait fini de lire. Les feuillets reposaient à côté de lui, sur le canapé, et lui regardait le plafond. Presque malgré moi, je m'approchai. Et je vis alors qu'il pleurait. Il sursauta soudain, en se rendant compte de ma présence. Quand nos regards se croisèrent, je rougis jusqu'aux oreilles et balbutiai :


— Un… café ?


Il me désigna la tasse sur la table et me dit en s'essuyant les yeux :


— Je préfère arrêter là.


Cette simple phrase me mortifia.


— Je suis désolée… Je ne voulais pas vous faire pleurer.


— Ce n'est pas vous… Enfin, si…, c'est cette histoire et une humeur qui n'est déjà pas au beau fixe.


J'allais me chercher un verre de lait dans le frigo. Quand je revins, j'osai m'asseoir à côté de lui. Il était en train de feuilleter distraitement mon histoire.


— Vous écrivez bien.


— Merci…


— Mais je ne vois pas trop… quel résultat vous attendez.


— Demandez ça à votre Incacha. Généralement, quand j'écris, je ne me pose pas de questions. Les mots viennent comme ça. C'est après que je m'interroge. Et là, même si je sais que ça a un rapport avec… ce qui s'est passé avec votre ami, je ne vois pas trop en quoi cela peut vous aider. La fin, par exemple : j'ignore ce qu'est exactement une Sentinelle et un Guide. On dirait des espèces de… super héros.


Ma remarque le fit sourire.


— Pas vraiment, me dit-il. Vous savez, les hommes ont souvent confié leur sécurité à certains des leurs. Dès qu'ils ont commencé à se réunir en communauté, à créer des villages, des tribus, des nations, ils ont abandonné à d'autres le droit de les diriger, de les protéger. Il y a le Shaman, le Cacique et la Sentinelle, dans votre histoire. Le Magicien ou le Prêtre, le Chef ou le Seigneur et le Guerrier ou le Chasseur. On retrouve ça dans plein d'organisations sociales.


— Vous êtes un Guide ? lui demandai-je à brûle-pourpoint et je crus le voir changer de couleur. Si ce conte se rapporte à vous et à votre ami, ça me paraît logique. Lui serait donc une Sentinelle.


— Et…? me demanda-t-il. Il y avait de la crainte dans ses yeux.


— Si vous avez peur que je crie votre secret sur tous les toits…


Je lui tendis la main.


— Faisons un deal : je garde le silence sur cette histoire de Sentinelle et de Guide et vous, vous ne dites rien sur le fait que ma muse est un fantôme indigène.


Il éclata de rire et me serra la main.


— Marché conclu, me dit-il avec un soulagement visible.


— Quand j'étais petite, confiai-je, je rêvais d'avoir des pouvoirs spéciaux ou un don qui ferait de moi quelqu'un d'hors norme. Mais je me rends compte que ce n'est pas le genre de responsabilité qu'il faut me donner.


— Pourquoi ?


— Parce que je n'ai pas assez de courage. Si j'ai raison, cela ne doit pas être évident pour vous tous les jours… Et s'il y a du vrai dans ce conte, je comprends aussi… vos craintes. Vous devez avoir l'impression d'être pieds et poings liés face à une relation… qui vous dépasse. C'est vrai, s'il doit toujours y avoir un Guide et une Sentinelle, est-ce que ces derniers doivent s'aimer comme Tamapú et Enqueri, à cause de cette relation très spéciale ? Ou parce qu'ils sont eux, des hommes, tout simplement ? Est-ce que l'amour entre eux deux vient de ce qu'ils doivent... patrouiller tous les deux ou est-ce… en option ? Vous voyez ?


J'eus droit à un de ses sourires qui me donna chaud et froid tout d'un coup.


— J'ai l'impression de m'entendre penser, me confia-t-il.


— Toutes ces questions, ça a de quoi rendre dingue, si l'on n'y prend garde.


— Que voulez-vous dire ?


— Si vous oubliez l'essentiel.


Il me regarda d'un air perplexe. Je lui indiquai mon manuscrit.


— Dans cette histoire, c'est l'amour qui vient en premier. Si Enqueri accepte d'être une Sentinelle, c'est pour être avec Tamapú.


— Oui, peut-être…, souffla mon bel invité.


— C'est encore l'histoire d'Eros et Psyché, lui dis-je pour le convaincre. Au début, c'est un amour à sens unique et ensuite…


— Ensuite l'autre se bat pour cet amour. Mais je ne suis ni Psyché, ni Tamapú.


— Je crois que si, au contraire, lui rétorquai-je d'un ton sévère. C'est juste que comme eux, vous avez commis une erreur. Cela arrive à tout le monde. Mais cette erreur, elle est là pour vous faire comprendre…


— Quoi ? Que j'aime Jim ?


Je réprimai difficilement un sourire. C'était la première fois qu'il me disait le nom de son amour. J'étais sur le bon chemin.


— Et vous êtes qui, vous ? me demanda-t-il en manière de défi.


— J'aime bien Amarupê, lui répondis-je sur le même ton.


— Ce n'est pas le plus beau rôle, me fit-il remarquer.


— C'est celui qui me convient.


— Et que croyiez-vous qu'il leur arrivera, à Tamapú et Enqueri ? Les contes s'arrêtent toujours sur la fin heureuse, mais ne disent jamais ce qui se passe ensuite.


— D'autres épreuves. D'autres aventures. Des doutes, aussi. Des disputes, des réconciliations, mais ces deux-là sont faits l'un pour l'autre, lui jurai-je avec un sourire.


— Vous êtes une grande optimiste.


— Oui m'sieur, dis-je en souriant davantage.


— Et qu'est-ce que ça vous rapporte ?


— Des bons points pour mon karma. Et surtout la grande satisfaction de voir une histoire d'amour qui se finit bien.


— Il est peut-être trop tard.


Comme il disait ces mots, j'entendis la cloche sonner à ma boutique. En grognant et en m'excusant, je me levai pour aller voir mon client.


Je me figeai en le voyant. Grand, brun, les yeux bleus, l'air sévère, presque revêche de premier abord, mais avec un petit quelque chose en plus qui retenait l'attention. Prince charmant n°2, me dis-je.


Et je me ne me trompai pas.


Il sortit sa plaque et une photo de sa poche en se présentant.


— Inspecteur James Ellison.


Tandis que je m'approchais pour regarder son insigne, je remarquais les cernes sous ses yeux, les petites rides au coin de ses lèvres. Il n'était pas rasé et portait une chemise froissée.


Je ne suis pas Colombo, mais je sais additionner deux et deux… surtout quand on me met le résultat sous les yeux. En l'occurrence, Ellison me tendait une photo de mon invité.


Difficile de décrire encore aujourd'hui ce que je ressentis à ce moment-là. La certitude que mon histoire allait bien finir et celle que j'allais de nouveau me retrouver toute seule firent venir un goût doux amer à ma bouche.


— Vous avez frappé à la bonne porte, dis-je, sans oser regarder le policier dans les yeux et avant qu'il ait pu dire quoi que ce soit d'autre, j'ajoutai : Il est dans mon appartement. Porte de droite, au fond de la boutique.


Cette fois-ci, j'osais lever les yeux vers Ellison. Il me fixait d'un air surpris. Et moi, je sentis mon cœur se serrer quand il se précipita dans la direction que je lui avais indiquée.


J'essayais alors de m'occuper l'esprit en rangeant quelques livres. Puis je me rendis compte que je faisais n'importe quoi : mettre Emily Dickinson avec Philip K. Dick, ça n'allait pas du tout. Ce fut plus fort que moi, je retournais à l'arrière-boutique et les surprit tous deux.


Ils se faisaient face. Quel couple étrange, autant dire le jour et la nuit… le Soleil et la Lune, pensai-je en souriant.


— Blair…


J'ignore ce qui me toucha le plus : de savoir enfin comment s'appelait mon visiteur, ou la façon dont Jim avait dit son nom. "Blair" leva la tête vers son ami, qu'il n'osait regarder jusqu'alors. Et je vis des larmes dans ses yeux.


— Pardonne-moi, demanda-t-il. Je… ne sais pas ce qui m'a pris…


Il fronça les sourcils, chassa une mèche rebelle qui le gênait.


— Je crois au contraire que tu le sais très bien. Tout ça – Ellison prit son compagnon par les épaules – est tellement effrayant.


— Tu as peur, toi aussi ? fit mon invité avec stupeur. Jim hocha la tête.


— Mais je tiens trop à toi pour renoncer. Alors, tu sais quoi…


Je faillis crier en le voyant faire. Ellison s'était mis à genoux. Blair n'en croyait pas ses yeux.


— J'ai décidé de mettre ma fierté de côté. Tu vois, c'est juste moi, Jim. Pas la Sentinelle, le super flic ou le Protecteur, juste moi. Et je n'ai que ça à te donner. Si tu n'en veux pas, dis-le moi. Je… Je comprendrais.


J'étais stupéfaite. Offrir une telle liberté à quelqu'un que l'on risquait ainsi de perdre, c'était complètement fou. J'aurais dû partir, je le sais, mais j'étais comme paralysée… (ou alors, je suis encore en train de me chercher une excuse.)


— Tu…, commença par balbutier Blair, m'a déjà offert une maison, ton amitié, une vie à laquelle je tiens plus qu'à tout et maintenant… ma liberté. Jim… je ne sais pas ce que ça donnera, nous deux, ajouta-t-il d'un air hésitant, mais… j'ai envie d'essayer. J'ai vraiment envie d'essayer.


A ce moment-là, je dus sourire comme une idiote… ou sortir le mouchoir (je ne me souviens plus très bien). Puis je battis vivement en retraite, en les voyant s'embrasser tous les deux. Mais Blair dut me voir.


Quelques instants plus tard, il vint me retrouver dans la boutique. J'étais montée dans la mezzanine et triais des livres pour enfant, cette fois-ci (c'est fou tout ce qu'on trouve soudain à trier, ranger, dans ce genre d'occasions). Je tenais à la main un exemplaire de Cendrillon quand mon invité s'approcha.


— Je vais partir, m'annonça-t-il. Au même moment, j'entendis la cloche et vit Jim sortir dans la rue. Le moment des adieux était vraiment arrivé, réalisai-je. Mais au fond, qu'est-ce que cela changeait ? C'était prévu, non ? J'avais accepté le marché en faisant lire mon histoire à Blair.


— Je suis contente que cela se termine comme ça, dis-je sans pouvoir le regarder. Je sentais les larmes me piquer les yeux.


— Je crois que tout commence, au contraire. Et en partie grâce à vous. Je… voudrais faire lire votre conte à Jim.


— Bien sûr, Blair.


Je le sentis se raidir, puis il laissa échapper un rire si doux qu'il me fit mal.


— Désolée, m'excusai-je.


— De quoi ? me demanda-t-il. D'être ma bonne fée ? D'avoir fait en sorte de nous réunir, Jim et moi ?


— J'ai fait tout ça ?


— Oui… et bien plus encore. D'ailleurs, je voudrais bien connaître le nom de ma bonne fée, me dit-il. Je n'avais pas oublié ma promesse et cette fois-ci, je le regardai dans les yeux pour lui répondre :


— Corinne.


Il se pencha vers moi et m'embrassa sur la joue.


— Merci pour tout.


Quand il s'écarta, il ajouta :


— Peut-être qu'on se reverra un jour.


— Ma boutique ne va pas s'envoler, lui assurai-je en riant ; et c'était terrible, parce que j'avais mal, aussi. Si vous avez envie d'un chocolat chaud, vous savez où aller.


Encore une fois, il me gratifia de son sourire magnifique. Je me dis alors que je ne devais espérer rien d'autre.


— Il vous attend, lui fis-je remarquer en désignant Jim qui faisait les cent pas sur le trottoir. Blair hocha la tête. Quelques secondes plus tard, il n'était plus là. Je fermai les yeux en entendant la cloche, serrait les dents et empêchait de laisser remonter jusqu'à moi la tristesse que je sentais sourdre au fond de mon cœur. Je soupirai en ouvrant les yeux. Les contes de fée, je pouvais juste les découvrir, mais pas les vivre. Mieux valait se faire une raison, songeai-je, en les regardant traverser la rue.


Il n'y a que dans mon univers que le Prince Charmant s'en va en tenant la main de son chevalier. Mais j'espère ne pas être la seule qu'une telle fin fait sourire.


A suivre dans Orphée & Eurydice