Title : Sonate pour un Fou

Author : Uruha

Disclaimer : Le scénario et les personnages sont ma propriété exclusive.

Rating : T

Thème : le secret


Il y avait dans son regard comme une forme indécise, floue, quasiment indétectable, ce fantôme invisible, ce quelque chose qu’on ne peut pas s’imaginer tant qu’on ne l’a pas vécu. Cet homme-là avait de la douleur dans le regard et, ni le bleu de ses pupilles, ni ses les longs cils ne semblaient apaiser ce sentiment contenu, ce feu qui le rongeait de l’intérieur. Je jetai un coup d’œil circulaire dans la salle : le foisonnement de tables, de personnes, le balai incessant des serveurs et des serveuses, le jeu des lumières tamisées sur les grandes tentures ocres, tout ces éléments contribuaient à l’ambiance du lieu. Et pourtant, on pouvait remarquer aisément que toutes ces personnes attablées, bavardant, buvant ou riant, toutes ces personnes n’étaient captivées que par un seul et unique point de la pièce. Ils avaient beau détourner les yeux, fixer leur attention sur autre chose que l’estrade qui trônait fièrement au centre, ils ne pouvaient s’empêcher de le contempler. L’homme est d’une nature curieuse et quand il n’explique pas un phénomène, soit il cherche à interpréter son incompréhension soit il perçoit vaguement la singularité de la situation sans pour autant en saisir le sens profond. C’est ce qui était en train de se dérouler sous mes yeux inquisiteurs : ces gens amassés perçoivent le secret de cet homme, ce secret qui le rend si attractif, si fascinant, mais aucun n’arrivent à discerner la chose dans son intégralité, ils tâtonnent, s’entêtent à essayer de deviner quelque chose qu’ils ne pourraient pas comprendre. Je soupire en voyant mon vis-à-vis me regarder de manière menaçante.

La personne âgée secoua la tête d’un air désolé et retourna au spectacle, beaucoup plus plaisant à n’en pas douter, qui se déroulait sur l’estrade en bois. Un piano à queue d’un noir laqué surplombait de quelque centimètres à peine la majorité des individus présents et pourtant, il était écrasant de charisme. Un Bösendorfer, un piano autrichien, un timbre musical hors du commun. Mais un instrument, aussi beau et performant soit-il, n’est rien sans celui qui le commande, le dirige. Et cet homme était parfait dans son rôle « d’accompagnateur ». Il accompagne la mélodie, comme on tient un enfant par la main : fermement pour qu’il sache qu’il ne tombera pas, qu’on le surveille de près, mais assez tendrement, pour lui montrer que l’on tient à lui. Et cet homme-là accompagne la mélodie. Ses mains effleurent les touches, semblent s’arrêter quelques secondes pour repartir plus vivement encore une octave plus haut. Les mains se déplacent, les doigts se plient en réaction, les poignets se tournent pour permettre aux mains d’accéder aux touches plus basses, les bras se crispent ou se relâchent selon l’intensité de l’effort ou le rythme imposé aux mains et rien que la coordination de ces gestes est un ballet ensorcelant. J’ai toujours aimé la musique d’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été synonyme de repos pour moi. Le repos de l’esprit. Mon esprit torturé, mon esprit qui arrive à voir les choses anormale. Je suis « anormal », c’est ainsi. J’arrive à voir cette détresse indistincte qui tremble dans ses prunelles, je parviens à la distinguer, à la ressentir au plus profond de moi comme si elle était mienne. La plupart des Autres, ceux qui ne voient rien, ceux qui sont « normaux », reste dans l’ignorance, incapables de capturer ce que je capture, impuissants face à ce qu’ils ne peuvent pas concevoir. Beaucoup disent que je suis fou. D’autre vous dirons que je suis malade. Dans les deux cas, je suis « anormal ». Les Autres, les Aveugles comme je les appelle, sont attirés par cet homme de la même manière que les papillons sont attirés par le soleil : ils désirent savoir, connaître, mais ils ne sont que des hommes. Aveugles. Et je suis là à réfléchir, à tenter d’oublier ce regard éteint, à oublier jusqu’à la silhouette de ce pianiste qui me hante. Alors je reviens, chaque soir, inlassablement, pour le voir, pour l’écouter, pour faire ce que je sais faire le mieux, ce pourquoi je suis né, je le « déchiffre ». Je déchiffre sa souffrance, je l’absorbe, je la fais mienne pour mieux la détruire. Le serveur me fait émerger de mes pensées.

Il repart sur un sourire chaleureux, aussi vite qu’il est venu. Et je sens que je l’intéresse : son corps émet des ondes sexuelles plus qu’explicites et très agréables. Lorsqu’il revient un plus tard à ma table, il ne porte plus son tablier, sa chemise noir et légèrement entr’ouverte et son jean moule parfaitement bien sa silhouette. Il pose devant moi une tasse fumante. Le karkadé scintille doucement dans un éclat rougeâtre magnifique et son odeur d’hibiscus m’emporte. Un peu trop loin d’ailleurs, puisque je ne sens pas le jeune homme s’asseoir à ma table. Et quand je reviens à l’instant présent, ses yeux rieurs me scrutent, tâchant de deviner si je suis de ce bord-là ou pas. La musique de fond continue et, toujours silencieux, je porte la tasse à mes lèvres. Ce karkadé est vraiment bon. Je ferme les yeux et me laisse enivrer par le goût de la boisson et il me semble momentanément que la complainte du piano a l’exacte saveur de l'hibiscus. Je re-ouvre brutalement les paupières tandis que mon compagnon prend soudainement la parole :

Il rigola doucement de ma répartie.

Son visage joueur se redresse d’emblée vers moi, sûrement dans l’intention de faire une blague, puis il comprend. Mes yeux doivent scintiller dangereusement dans le clair-obscur de la salle, rehaussant leur couleur fauve, ambrée : les yeux d’un prédateur. Sa lèvre inférieure tremble. Il se lève, remet en place sa chemise noire et disparaît discrètement dans la foule. Je sais pertinemment qu’il ne reviendra pas. Je soupire, pour la deuxième fois de la soirée, soulagé mais néanmoins irrité d’avoir raté une partie du concert.

Mes yeux retournent à leur habituelle occupation. Et je suis secrètement heureux de la pénombre qui m’entoure : personne ne remarque mes iris claires qui détaillent son corps. Il finit la quatrième page d‘une sonate dont je ne connais pas le nom. Sa tourneuse est efficace et le pianiste ne marque aucune pose, aucun ralenti, lorsque la femme tourne rapidement la partition. Je l’admire dans son ensemble, dans ses mouvements, dans ses mains qui se déplacent adroitement sur le clavier et mon esprit se gorge de sa souffrance. Des images à la fois peines de couleurs et immensément obscures éclatent derrière mes paupières. Sans que je m’en sois rendu compte j’ai fermé mes yeux : ma fenêtre sur le monde s’est refermé et a fait place à ma Folie. Plus rien autour de moi n’a d’importance, j’oublie le lieu et le moment où je me trouve, j’oublie tout ce qui fait que je ne suis pas lui, que je ne suis pas dans ses souvenirs. Plus rien à part ces images n’a d’importance. Des images qui éclatent telles des bulles de savon mais dont la déflagration m’entraîne encore plus loin dans le flot de sa douleur. Je sens mon corps se tendre alors que cette Folie qui fait partie de moi dévore, arrache, telle une chimère, ses souvenirs que mon âme a aspiré. Je sombre dans l’inconscience au ralenti et le monde, à cet instant, se résume aux dernières notes de musique d’une sonate oubliée.


**


Mes oreilles bourdonnent désagréablement, tout comme ma tête, qui semble sur le point d’imploser. Mon corps tout entier est endolori. Pour quelques minutes encore je décide de me retrancher dans ma mémoire, tâchant de me retrouver. Par expérience, je savais pertinemment que cela se terminerait de cette manière : lorsque j’accumule en moi trop de ces émotions qui ne font pas parties de mon être, mon corps établit de lui-même une protection. A partir d’un certain seuil, je m’évanouis et mon esprit est alors forcé d’arrêter de « voir ».

Je me réveille fatigué. Je suis allongé sur un lit de taille moyenne. Je redresse mon buste pour tenter de voir où je me trouve. Peine perdue : la pièce est plongée dans le noir et je suis excessivement épuisé pour mettre ma « vision » en marche. Je masse doucement mes tempes, je me rappelle que ma mère faisait souvent cela lorsque j’étais enfant. Il y a dans cette chambre une odeur florale qu’il me semble reconnaître mais ma tête est bien trop douloureuse pour que j’y prête attention et quand, enfin, la porte s’ouvre, je vois la lumière du couloir filtrer, glisser sur le sol, remonter sur le lit, pour finalement m’éclairer.

La voix surgie de l’encadrement et se perd dans les basses en fin de phrase. Une voix indéniablement masculine.

La voix entra dans la pièce, sans prendre la peine d'allumer la lumière, me laissant voir l’ombre d’une personne. Et cependant, je reconnus le pianiste. L’odeur de cette chambre me frappa aussi soudainement qu’elle m’était apparue vaine il y a quelques instants : une odeur de pain d’épice, une odeur sucrée, mélangée à une fragrance boisée de meuble ancien et de sueur. Un parfum qui collait à la peau du pianiste comme à son âme tourmentée. Ma conscience à cette minute là n’eut pas besoin de « voir » pour ressentir la portée de sa solitude. Son effluve masculine, son empreinte olfactive même était une preuve de son mal. Voyant que je ne répondais pas, il s’approcha à la tête du lit.

Ma propre voix me parut rauque, brutale.

Même dans la pénombre, je vis son sourire. Je me levais aussi brutalement que j’avais pris la parole quelques secondes plus tôt. Je me remis tant bien que mal d’aplomb, oubliant mon mal de crâne ennuyeux et la faiblesse de mes jambes. Je sortis de la chambre de manière à ne pas le laisser me rattraper, traversant le couloir et les pièces qui me séparaient de la porte d’entrée aussi vite que je le pouvais. Mes yeux ne s’attardèrent pas sur la décoration espacée de l’appartement et pourtant, ils captèrent nombre de détails insignifiants qui se graveraient sûrement dans ma mémoire une fois que je serais sorti.

Je le sentais derrière moi, et sans le vouloir mon regard se fixa sur un miroir accroché au mur. La glace me rendit l’image d’un étranger, d’une stature impressionnante, les cheveux mi-longs noirs, négligés. Mais ce qui me choqua fut l’éclat bestial de mes pupilles jaunes. Le prédateur en moi s’était réveillé, attiré par la souffrance que j’avais « absorbé » de cet homme. Je devais m’éloigner au plus vite, l’oublier, ne plus jamais réapparaître dans sa vie.

Le cri me stoppa dans ma course. Ce prénom dans sa bouche ne semblait plus être le mien. Je savais déjà que tout était perdu. Je me retournais.

Il était plus beau que je n’avais voulu m’en souvenir : des cheveux châtains, constellés d’épis plus clairs, un visage fin, tout comme son corps et des mains de pianiste. Je remarquais qu’il était légèrement plus grand que moi, de quelques centimètres mais ce que je distinguais parfaitement bien c’était son étonnement. Et peut-être une minuscule portion de peur, si infime qu’elle se noyait dans ses iris marrons.

Son début de phrase resta en suspens. Ses joues étaient légèrement rosées, à cause de sa course ou de sa gêne, je ne saurais dire. Sa main délicate, tendue vers moi il y a peu dans l’espoir de me retenir, était maintenant suspendue dans le vide à mi chemin entre sa hanche et son buste, hésitante. Je sentais en moi cette haine pour le monde « Aveugle » se réveiller. Il était comme les Autres. Effrayé.

Je savais que je n’avais plus rien d’humain à cet instant. J’étais redevenu ce monstre. Je m'avançais lentement vers lui, réduisant l’espace entre nos deux corps. Un rictus s’élargit sur mes lèvres, il frissonna. Et, semblable au serveur avant lui, j’imaginais sans peine l’inquiétante couleur de mes pupilles irradier de puissance. J’imaginais ce frisson qui l’avait parcouru : l’onde de choc sillonnant sa peau comme une décharge électrique.

Ma voix avait des accents ensorceleurs. J’étais persuadé de n’être plus qu’un étranger à ma propre folie. Cet homme qui se tenait dans ce couloir avec ce pianiste, ce n’était pas moi, c’était le fauve qui me submergeait, qui prenait le contrôle de mon être, qui m’obligeait à en vouloir toujours plus. Je n’étais plus moi. Je « voyais » et ses yeux étaient la porte de son âme.

Il ne recula pas malgré le fait que nous soyons presque collés l’un à l’autre. Son visage s’était refermé, ses yeux avaient cessé d’émettre toutes ces émotions que j’arrivais à déchiffrer sans peine. Il était d’une neutralité froide étonnante pour un être humain ordinaire.

Ma réplique tomba lourdement dans le silence qui nous entourait, comme si j’avais inconsciemment brisé quelque chose.

Sa main se posa fermement sur mon bras et je fus décontenancé par le sourire qu’il affichait. Son visage se rapprocha imperceptiblement de mon oreille, son souffle balaya mes mèches ébènes lorsqu’il me chuchota :

La Chose en moi se calma instantanément, comme domptée, rassasiée. Le rictus effroyable se décolla de mes lèvres, mes muscles se détendirent un à un, soulagés d’une tension inhumaine et mes yeux cessèrent de rayonner. Il dut sentir le changement qui s’opérait en moi car sa main sur mon bras se fit moins coriace. Lorsque enfin je pus lui répondre, mon timbre de voix était revenu à la normale : posé, serein, impassible.

Sa main me délaissa et retomba doucement le long de son corps. Je ne voulais qu'une seule chose ; m'éloigner, cette fois-ci non pas par peur de lui faire mal mais parce qu'il représentait maintenant beaucoup trop de choses à mes yeux. Il devait rester dans son monde et moi dans le mien : nous étions comme deux droites parallèles, dans l'impossibilité de nous croiser. Aujourd'hui avait été une erreur, je n'aurais jamais du influer sur son existence. Je grognais en repensant à ma journée, j'accumulais les erreurs et pas des moindres. Je redressais la tête pour apercevoir son visage lisse me sourire. 

- A bientôt alors.

Il avait dit ces mots en s'approchant, bien que nous ne soyons qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Je suivis du regard sa main fine qui passa à côté de moi pour se poser sur la poignée de la porte d'entrée, dans mon dos. J'avais l'impression de l'avoir connu depuis une éternité, de connaître chacun de ses gestes, du mouvement de ses mains aux inflexions de sa voix, de ses cheveux soyeux à ses yeux ternes, chaque parcelle de son corps m'appartenait. J'en étais certain à présent ; c'était lui. Je soufflais quelques mots à son oreille tandis que je reculais pour sortir de l’anti-chambre de mon enfer personnel.

- Que jouais-tu ce soir là ?

Ses yeux me sourirent. 

- Sonate pour un fou.