Note : cette nouvelle a été écrite pour un concours il y a quelques années (non...j'ai pas gagné XD) le premier paragraphe était donné en sujet dudit concours.




Le vent divin





Chikako prit un croissant dans la corbeille et en porta une pointe à sa bouche.

Quand on a découvert les croissants, au Japon, on avait pas de mot pour les designer, alors on a essayé d’imiter celui qu’ils portaient en français…

Aurélie qui tournait la cuillère dans sa tasse de thé fumant la regarda.

Et ça a donné quoi ?

La malice plissa le visage de la vieille femme.

Korowassan… Pour nous, c’est des korowassans…

Aurélie se mit à rire. C’était la première fois, depuis qu’elles s’étaient rencontrées au comptoir de la boulangerie « Ciel de Paris » d’Hiroshima que Chikako disait quelque chose de drôle. Il faisait trop chaud pour un mois de juin, et l’orage menaçait. La grand-mère souleva machinalement son bras droit pour tirer la manche de son kimono vers le haut. Aurélie aperçut alors les larges traces de brûlures, les marques sur la peau. Son sourire ne fut plus qu’un souvenir. Elle ne put retenir les mots qui se bousculaient sur ses lèvres…

6 août 1945

Chikako ravala les larmes qui lui picotaient les yeux, non, elle ne pleurerait pas, elle resterait digne. Les quatre aviateurs, vêtus de leurs uniformes kaki, passèrent devant elle, un par un, sans la regarder, ni elle ni tous les autres rassemblés pour la cérémonie d’adieu. Quand enfin il passa devant les proches rangés en ligne sur les bords de la piste, un regard furtif se posa sur elle et sa gorge se serra. Il ralentit un instant puis suivit ses camarades héros de la nation. La jeune fille combattit les sanglots qui montaient dans sa gorge et qui secouaient imperceptiblement sa poitrine, elle serait forte, elle devait être fière et heureuse que son fiancé agisse ainsi, pour le bien de la nation. Et elle l’était, alors pourquoi est-ce que cela faisait aussi mal ? Les quatre aviateurs étaient arrivés devant la petite table à laquelle était assis le général des armées, bardé de décorations. Il avait toujours un peu effrayé Chikako avec ses airs graves et ses yeux noirs qui semblaient lire en vous comme dans un livre ouvert. Pour l’instant ses yeux si terrifiants vrillaient les soldats au garde-à-vous devant lui. Il les félicita une dernière fois, dans un pathétique effort pour paraître un peu plus humain et compréhensif qu’à l’accoutumée et leur servit à chacun une coupe de saké, « le coup de l’étrier » comme il disait, pour leur donner du cœur au ventre. Les soldats avalèrent le breuvage d’un trait, sans trembler, bien qu’ils sussent ce qu’accepter cette liqueur signifiait, il ne pouvaient plus reculer à présent. Ils montèrent chacun dans son avion, chargé de bombes et décoré du cercle rouge sur fond blanc, fraîchement repeint, pour que ces diables d’américains voient bien comment la mort les prendrait et, sans un regard pour la famille et les amis massés aux abords de la piste, mirent en branle les appareils. Un instant seulement, il détourna son regard couleur de jais du tableau de bord et le porta sur Chikako, en souriant faiblement. Le temps qu’elle se demande si elle n’avait pas rêvé, son visage s’était à nouveau fait dur et froid, et ses yeux allaient au devant de son devoir, vers le sud. La jeune fille murmura, d’une voix si faible qu’elle seule pouvait l’entendre :

Sayonara… Aizawa-san.

Les moteurs ronflèrent, les pilotes firent un dernier salut militaire, destiné à personne en particulier, et bientôt les quatre avions, porteurs de mort et de souffrance pour les diables américains, ne furent plus que des points dans l’azur sans nuages de ce 6 août.

Les larmes coulaient à présent librement sur les joues de Chikako, sans qu’elle puisse les retenir. Kamikaze, « le vent divin », une image bien poétique pour une pratique qu’elle trouvait barbare, une référence aux typhons providentiels qui avaient autrefois protégé l’archipel des invasions en coulant la flotte mongole. Pourtant aujourd’hui, les dieux restaient sourds à leurs appels, et les nippons devaient défendre leur île eux-mêmes, au prix de leur vie s’il le fallait. Mais après tout, « la voie du samouraï, c’est la mort » et Chikako se plaisait à considérer Aizawa comme un samouraï, cela atténuait sa douleur. Elle rentra chez elle, l’âme en peine, comme si on lui avait arraché la moitié du cœur. Sa mère l’accueillit avec des paroles réconfortantes, sans vraiment de sens, juste pour lui rappeler qu’elle était là, et qu’elle l’aimait, et qu’enfin la vie continuait à travers les joies et les peines, que le temps suivait son cours et atténuait toutes les douleurs, des paroles que seule une mère sait prononcer. Chikako put enfin donner libre cours à son chagrin, sanglotant comme une enfant dans les bras maternels, sans plus pouvoir s’arrêter. Elle pleura jusqu’à ce que ses larmes se tarissent et s’allongea sur une natte, la tête dans les bras. Sa mère ne lui tint pas rigueur de ne pas l’aider dans les travaux ménagers, comme à son habitude. Au milieu de l’après-midi, Chikako se leva et reprit ses travaux quotidiens, pour oublier sa douleur. Deux sillons salés couraient sur ses joues, là ou les larmes avaient laissé leur trace. Sa mère lui tendit quelques sous et lui proposa d’aller au marché, elle pourrait ainsi passer par le temple. Chikako sourit avec reconnaissance et prit l’argent, avant de réajuster son yukata et d’enfiler ses sandales ajourées puis de partir pour la ville. La guerre n’arrivait pas jusqu’à des villes comme Hiroshima, là-bas on pourrait encore se croire à l’époque médiévale, et l’on s’attendait à croiser des samouraï à cheval à chaque carrefour. Les rares avions qui passaient au-dessus des champs rappelaient que l’on était bien au vingtième siècle. L’air frais et pur de la campagne ramenait peu à peu le sourire sur les traits tirés de la jeune fille. Elle aimait tant se promener dans cette campagne si belle et calme, loin des horreurs de la guerre. Ici la vie était si simple, elle aurait voulu que tout reste ainsi, simple, calme, tranquille. Elle aurait voulu partager ce bonheur simple avec Aizawa, mais la vie en avait décidé autrement, Aizawa était un guerrier, un samouraï des temps modernes, et comme eux à leur époque, il avait décidé de donner sa vie à son Shogun. Chikako souhaitait de tout son cœur que la guerre s’arrête bientôt, pour que personne d’autre ne subisse cette douleur mêlée de fierté, cette tristesse égoïste de perdre ceux qu’on aime alors qu’ils vont sauver le pays. Chikako arriva au temple et retira ses sandales, saluant les entités éternelles et invisibles qui habitaient sûrement ce lieu sacré. Elle prit un bâton d’encens et l’alluma en le plaçant devant l’autel. la fumée s’envola paresseusement en volutes blanchâtres et parfumées dans les hauteurs du temple, puis dans le ciel azur, emportant avec elle les prières de la jeune fille pour le salut de l’âme de son samouraï. Elle resta là, agenouillée, le visage baigné par la fumée, engourdie par le parfum capiteux de l’encens qui brûlait à quelques centimètres d’elle, vidant son cœur de tous ses tourments, sa douleur, sa peine, sa haine, jusqu’à ce qu’un son lui fasse lever la tête. Ou plutôt, une absence de son. Le silence l’enveloppait. un silence absolu, presque irréel. Le silence d’avant toute création, le silence du néant. Ce silence qui l’oppressait et lui faisait bourdonner les oreilles, c’était le silence de la mort. Seul son cœur qui cognait contre sa poitrine lui rappelait qu’elle était toujours en vie. Et, en une fraction de seconde, tout bascula dans un enfer rouge sang et noir d’encre. Le chaos s’engouffra dans le lieu sacré. Il s’écroula totalement. Chikako tomba et sa tête cogna contre l’autel, lui brouillant la vue et enfonçant une lance de douleur dans sa tempe. Les éclats incandescents lui lacérèrent la peau. Tout son univers n’était plus qu’un indescriptible chaos, et les seules choses dont elle était consciente étaient la douleur qui déchirait chaque partie de son corps, et la peur, bête immonde qu’elle sentait sourdre dans ses entrailles et la ronger de l’intérieur. Elle vécut l’enfer un instant, puis elle sentit la nuit s’engouffrer en elle, dans son esprit, dans son corps, puis le noir. Seulement le noir. Plus rien, plus de peur, plus de douleur, plus d’émotions, juste le noir. Ce noir si profond que celui qui s’y risque ne peut plus en ressortir. Le noir du néant, du chaos. Ce noir glacial qui régnait tellement longtemps avant les hommes. Combien de temps resta-t-elle dans cette antichambre de la mort, dans ce lieu hors du temps et de l’espace, dans ce noir si accueillant ? Elle ne saurait le dire. Une seconde, une heure, un jour, un an ? et puis, il y eut la lumière. Trop vive. Et ces voix. Trop fortes.

Eh ! il y a une gamine ici !

Oh mon dieu ! elle est vivante ?

Oui ! amenez le brancard ! vite !

Et puis, petit à petit, au milieu de ce brouhaha insensé et ce tournoiement de couleurs dont Chikako ne parvenait à capter que l’essence, la douleur revint. Intense. Chaque millimètre de son corps lui faisait souffrir le martyre, elle avait l’impression qu’on essayait de l’écarteler tout en l’enfermant dans une boite minuscule. Elle étouffait, son cœur allait exploser. Son corps semblait déchiré en mille morceaux, elle essaya de hurler mais aucun son ne sortit de sa gorge sinon un gargouillement étouffé. Elle voulait retourner dans le noir, ce noir si moelleux, si accueillant, elle voulait qu’on la laisse mourir ! les sauveteurs l’emmenèrent dans l’hôpital de fortune monté à quelque pas de là. Chikako ne voulait plus se battre, elle voulait mourir, retrouver Aizawa. Elle entendait les cris des autres blessés avec un détachement lointain, elle n’attendait plus rien de la vie, elle allait mourir, c’était certain maintenant. Et puis, l’évidence la frappa, non, elle n’allait pas mourir, elle ne choisirait pas la solution de facilité. Elle allait se battre, car il y avait sûrement sur terre quelqu’un qui, un jour, aurait besoin d’elle, et elle ne voulait pas faire subir à d’autre la tristesse qu’elle même avait ressenti, quelques heure plus tôt, elle allait vivre, non pour elle, mais pour les autres. Les médecins s’étonnèrent de la rapidité avec laquelle Chikako se remit de ses blessures, physiques et mentales. Elle resta même plus longtemps à l’hôpital, pour aider les infirmières et soigner d’autres blessés qui, comme elle, avaient perdu tout goût de la vie. Elle sympathisa avec les étrangers, notamment les français, venus apporter leur soutien au peuple d’Hiroshima, et découvrit ce qui allait devenir son plus grand plaisir, les viennoiseries.

OoOoOoOoOoO

La voix de la vieille femme n’était plus qu’un murmure entrecoupé de sanglots et son visage était raviné par les larmes. Aurélie, le cœur au bord des lèvres, passa outre les bienséances et prit la grand-mère dans ses bras à l’instant même ou l’orage éclata. Enfin, le premier orage de l’été, tant attendu, allait calmer les esprits et rafraîchir l’atmosphère. Les larmes des deux femmes faisaient échos aux gouttes de pluie qui martelaient à présent la vitre avec fureur. Chikako, sanglotant toujours comme une enfant dans les bras d’Aurélie, murmura, dans un souffle :

Arigatô…


Lexique

Sayonara : adieu

Yukata : kimono d’été en coton

Shogun : seigneur

Arigatô : merci.