Prologue : Gabriel



Le vampire s'approcha de la jeune fille tétanisée, un doux sourire aux lèvres, et fondit sur elle, plantant profondément ses crocs dans la gorge offerte. La victime poussa un cri, à mi chemin entre la peur et le plaisir, rendu nasillard par le grésillement de la pellicule.

Gabriel se sentait comme un enfant dans cette salle de cinéma. Le cuir défoncé des sièges moelleux marqué par des générations de fesses de spectateurs comme lui, le grésillement de la pellicule dans le projecteur, les ronflements du clochard qui avait élu domicile dans la salle, c'était sa madeleine à lui.

Bien sûr il occultait sciemment le fait qu'il était à peu près le seul spectateur pour quasiment toutes les séances, si on ne comptait pas le clochard bien sûr, et que la salle était menacée de fermeture depuis plusieurs années déjà.

A la fin du film il sortit avec un grand sourire aux lèvres, s'enveloppant dans son écharpe immaculée pour combattre le long frisson qui s'évertuait à lui remonter la colonne vertébrale, malgré la température plutôt clémente de ce début de soirée.

Alors qu'il marchait vers l'arrêt de bus une voix plutôt ironique résonna dans son crâne.

"Gaby faut que je te dise un truc…y a pas longtemps un gars a inventé le cinéma en couleur…"

Il laissa passer le sarcasme sans même s'en offusquer, trop habitué, mais regarda l'heure avec un froncement de sourcils…il allait être en retard à son rendez-vous chez le psy.

"Pour ce qu'il te sert…Je suis toujours là non?"

Gabriel se retint de répondre à voix haute et se contenta de monter dans le bus en silence. Mais ce que disais Yesod n'était pas tout à fait faux à dire vrai…il avait peur que son psy ne fasse lui même une dépression à force de ne pas avancer sur son cas.

Trouble dissociatif de l'identité, un nom un peu barbare pour expliquer la présence d'une autre personne que lui dans son corps, ou en tout cas dans sa tête. Mais même s'il avait mis un nom sur son problème, le thérapeute était à la limite de s'arracher les cheveux. Ce n'était pas le premier cas qu'il rencontrait loin de là, mais celui là était vraiment bizarre…

Premièrement les raisons de son trouble étaient complètement obscures. Aussi loin qu'il s'en souvenait Gabriel avait eu une vie tout à fait normale, il s'était toujours entendu avec ses parents, même maintenant qu'ils habitaient loin, ne s'était jamais fait ni agresser, ni abuser ni rien de tout ça, et de mémoire Yesod avait toujours été là…

Le docteur avait tout tenté, jusqu'à l'hypnose, pour faire ressortir les souvenirs traumatisants ayant abouti à la création de Yesod, sans résultat.

Le personnage en lui même était une énigme pour le docteur qui pourtant croyait avoir tout vu avant lui. Des duchesses des temps anciens, des bêtes humaines sans consciences uniquement régies par leurs émotions, ça il en avait eu, mais Yesod était son premier ange, de mémoire de bloc note.

Et encore s'il n'avait été qu'un ange…mais non, un ange scellé dans le corps d'un humain, il a de ça quelques centaines d'années, et qui avait suivi les incarnations et réincarnations dudit humain au fil des siècles, s'il vous plait…

Et si encore il avait pu lui parler à cet ange…mais non, Gabriel lui soutenait mordicus que Yesod ne pouvait prendre le dessus sur lui, tant et si bien que le thérapeute en était même venu à plusieurs fois considérer l'hypothèse que son patient inventait cette histoire au fur et à mesure des séances.

Mais non, Yesod était bien là, Gabriel le savait, après savoir s'il disait la vérité sur le fait d'être un ange et tout ça, où s'il n'était qu'une création d'une partie très imaginative de son subconscient, il s'en moquait un peu, il s'était habitué à sa présence avec le temps, et se retenait maintenant de lui répondre à voix haute, ce qui lui évitait de passer pour un doux dingue en société.

Et d'ailleurs si un jour le psy parvenait à s'en débarrasser, Gaby se sentirait un peu seul , voire en manque de commentaires désagréables…

Mais bon, pour le moment il n'arrivait à rien, le psy en question. Ce fut donc avec un petit sourire en coin qu'il sortit du bus pour parcourir les quelques mètres qui le séparaient du cabinet du praticien.

En chemin il se retourna, ayant la désagréable impression d'être suivi. Mais comme à chaque fois, personne…

"Si tu commence à devenir parano aussi, le doc va vraiment fondre un câble…"

"Parles pas de malheurs…"

Répondit Gabriel en pensées, en entrant dans la salle d'attente.





Prologue 2 : Sylvius



Le garçon fit une bise au vigile en passant devant une file de quelques mètres de long et se fit par la même détester par les membres de la file en question. Sylvius se rhabilla en vitesse avant d'entrer dans la salle de danse.

La musique se déversa autour de lui quand la porte fut ouverte, les corps se trémoussaient dans la semi pénombre, de temps à autres éclairés par les lasers. Il jeta un œil sur la piste, comme un maître inspectant ses terres…mais ce soir les danseurs ne l'intéressaient pas, pas plus que les derniers soirs où il était venu…

Ce soir il ne danserait presque pas, il ne répondrait pas aux clins d'œil de garçons au sourire graveleux, ni au regard soutenus en direction de l'escalier qui menait à la backroom…

Non ce soir, comme depuis plusieurs jours il allait rester au bar avec un cocktail, les yeux dérivant sur les danseurs sans vraiment les regarder, attendant le type.

Le type n'avait pas de nom, pour la bonne et simple raison que Sylvius ne lui avait jamais parlé. Il venait depuis quelques temps déjà, pas tous les soirs, pas tout le temps à la même heure, mais le garçon l'attendait chaque soir comme le messie.

Et quand il venait, il commandait un cocktail au bar, et le regardait.

Le type avait des yeux magnifiques…envoûtants…longtemps Sylvius n'aurait pas su décrire le reste de son physique tant il était hypnotisé par ces yeux. Sombres, animés de reflets couleur de sang, ils le vrillaient comme une lame, lisaient en lui, fouillaient au plus profond de son âme et le laissaient pantelant.

Avec les jours il avait réussi à quitter ses yeux du regard pour regarder le reste de sa personne, et la première chose qu'on pouvait dire, c'était que le type faisait tache.

Il semblait être hors du temps et de l'espace, comme si une bulle de calme l'entourait en permanence. Jamais il ne marquait le rythme de la musique du bout des doigts ou du pieds, jamais ses yeux ne dérivaient sur les hommes qui se trémoussaient les uns contre les autres au milieu de la salle, jamais il ne quittait son cuir noir, malgré la chaleur torride du souterrain qu'était la boite.

Ensuite, et sans aucun jeu de mot, le type n'était pas son type. En temps normal, Sylvius aimait les garçons un peu comme lui même, jeunes, fins, faisant passer la mode avant tout le reste…

Le type lui semblait considérer le blouson de cuir comme le summum du bon goût puisque Sylvius ne l'avait jamais vu sans. En outre il lui était impossible de lui donner un âge. 30, 40, peut être 50, il ne semblait pas subir le passage du temps comme le commun des mortels.

Il n'était même pas vraiment beau…enfin pas selon les critères du petit blond en tout cas, il semblait avoir connu toutes les pires choses dans sa vie, il était buriné, avait une petite cicatrice au dessus de l'œil, portait le catogan, coupe que le garçon trouvait dépassé depuis avant sa naissance…

Mais qu'importe, le type avait accroché Sylvius et il ne pouvait maintenant plus s'en passer, il se prenait même à déprimer les soirs où il ne le voyait pas, pour sentir une bouffée de joie quand il le revoyait le lendemain.

Et ce soir ses yeux étaient rivés sur la porte, perçant la pénombre comme deux flammes bleues. Il eut le temps de s'enfiler trois cocktails avant que le type n'apparaisse, son éternel cuir noir sur le dos.

Il parcourut la salle d'un regard morne, avant de se tourner vers le bar et apercevoir le petit blond. Il ne sourit pas vraiment mais son regard s'éclaira d'une petite lueur qui les rendit encore plus attirants.

Les règles du jeu étaient simples, le type allait se prendre un verre au bar, puis s'installer à une table, et ils se regardaient. Ils ne se parlaient pas, ne se touchaient pas, ils se contentaient de se regarder jusqu'à ce que Sylvius en meure de frustration.

Mais c'était ça le jeu, et c'était ça qui était excitant. Il se sentait chassé, comme un renard qui sent sa fin approcher à chaque foulée, et c'était cette fuite insensée qui était grisante.

Le type vint près de lui commander son verre au barman, pas assez proche pour qu'il puisse entendre sa voix…

Il se retint d'étendre la main pour effleurer son cuir, caresser sa main qui posait un billet sur le bar, ce n'était pas la règle, et seul le type avait le droit de changer la règle.

Il le laissa donc se diriger vers sa table, s'installer et entamer son cocktail.

Sylvius ne fut arraché à sa contemplation que par le barman qui lui mit un nouveau verre sous le nez. A son regard interrogatif le barman répondit :

"Compliments du monsieur là bas…"

En désignant le type du menton.

Alors comme ça il avait changé les règles…Sylvius lui fit un petit signe de tête et se mit à siroter ce nouveau verre, les yeux toujours rivés dans ceux de son chasseur.

La soirée se déroula comme toutes les autres, mais Sylvius sentait que ce soir le regard n'était pas le même que d'habitude. Il était moins calme, plus brûlant…le chasseur se rapprochait de sa proie.

D'ailleurs quand il se leva, un peu plus tôt qu'à l'accoutumée, il ne partit pas vers la porte sans un regard en arrière comme à son habitude, mais se retourna vers Sylvius pour lui faire signe de le suivre.

Le garçon ne réfléchit pas plus longtemps et se leva d'un bond, à la limite de tomber par terre, et le suivit comme un toutou, le cœur battant, le feu aux joues. Il se sentait comme un adolescent à son premier rendez-vous mais était trop excité pour se sentir ridicule.

A cet instant il aurait fait tout ce que le type lui aurait demandé, il était à ses pieds, tellement qu'il aurait presque peur s'il lui été resté deux neurones d'actifs.

En effet, à cet instant, le type aurait pu l'emmener dans une ruelle sombre, le dévaliser, le violer, le découper en morceaux pour l'emmener chez lui et déguster son foie avec un excellent chianti, mais Sylvius s'en foutait comme de sa première capote…et à vrai dire la partie viol il était plutôt pour…quoique si la victime est consentante on n'appelle pas ça un viol si?

Mais apparemment ils ne se dirigeaient pas vers une ruelle sombre, mais plutôt vers un piano bar à l'ambiance feutrée, dans un quartier beaucoup moins chaud que celui qu'ils venaient de quitter. Sylvius était fébrile, il se retenait de glisser la main dans celle du type qui marchait un peu devant lui, pour une fois dans sa vie il n'était pas maître, il ne savait pas ce qui allait se passer, et surtout il était totalement soumis à l'homme devant lui, dont il ne savait absolument rien.

Mais ces considérations furent vite occultées quand le type murmura quelques mots au serveur du piano bar, et cette fois ci aucune musique ne venait couvrir sa voix, et Sylvius se sentit fondre à nouveau.

Il se laissa guider sans plus réfléchir vers un petit salon privé derrière une porte, où crépitait un agréable feu de cheminée et qui laissait filtrer un peu de la mélodie que jouait le pianiste dans la salle principale.

Tel un gentleman, le type laissa entrer Sylvius en premier qui s'installa sur le canapé devant le feu, attendant que le type le rejoigne, fébrile. Un sourire presque carnassier se peint sur les traits du type quand il vint s'installer à ses cotés, après avoir fermé la porte.

Le blondinet tremblait presque quand une des mains du type se posa sur son genou, et il se blottit un peu plus contre lui, respirant son cuir, s'enivrant de sa présence, de son contact.

Un long moment de silence confortable plus tard, Sylvius se rendit compte que le type était à demi penché sur lui et qu'il lui caressait doucement le cou, du bout de ses doigts frais. Il se rendit également compte qu'il avait les yeux fermés au moment où il les ouvrit.

Il se sentait étrangement bien, à l'aise, comme dans un cocon de douceur. Il papillonna des yeux, tentant de se tenir éveillé, après tout il attendait ce qui allait suivre depuis plusieurs semaines déjà, c'était pas pour s'endormir avant même de commencer.

Le type lui fit un doux sourire qui le fit encore une fois fondre et il referma les yeux alors que le type se glissait dans son cou y planter une paire de crocs étonnement acérés.

Un petit cri, mélange de surprise, douleur, plaisir, passa les lèvres du blond qui avait rouvert les yeux sous le coup de l'étonnement, cri qui se transforma peu à peu en long gémissement, remontant les mains pour enlacer son tortionnaire, s'accrochant à son cou comme à une bouée.

Il sentait la vie lentement s'échapper de son corps et pourtant, il ne voulait pas que ça s'arrête, il voulait toujours rester entre ses bras, prolonger cette étreinte plus intense encore que toutes celles qu'il avait connues jusqu'ici.

Mais à son grand désarroi, le type le lâcha avant qu'il s'évanouisse. Sylvius le regarda un moment, les yeux dans le vague, alors que le type s'essuyait le coin des lèvres, léchant délicatement les quelques gouttes de son sang qui restaient sur ses doigts, avant se remonter sa manche pour se donner un petit coup de croc dans le poignet pour l'approcher des lèvres du garçon exsangue.

Garçon qui laissa plusieurs gouttes tomber sur sa langue avant d'attraper le poignet tendu et de plaquer ses lèvres dessus, suçant avidement le doux nectar, plus addictif encore que n'importe quelle drogue.

Ses yeux se fermèrent à nouveau tandis qu'il tétait tel un petit chiot affamé, jusqu'à ce que le type, une petite mimique de plaisir sur le visage, lui retire son poignet des lèvres, et qu'après un petit grognement de déception, il s'évanouisse.